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plus tragique et plus solennelle. Ils sentent que ni les calculs de la prudence, ni le courage, ni la rapidité et la vigueur de la décision ne suffisent ici et que, faisant l’histoire, ils la font avec quelqu’un qui ne se montre pas, qui est peut-être contre eux, et qu’ils collaborent avec un grand inconnu. Il me semble qu’ils doivent frissonner par moments, être saisis d’un effroi mystique. Aussi tous les grands hommes de guerre ont-ils eu besoin de croire à leur étoile, c’est-à-dire à une volonté divine, plus forte que tout, et qui leur donnait la victoire.

Un de mes amis qui a fait la campagne de 1870 en qualité de lieutenant, qui depuis est entré dans l’Université, et que je n’hésitais point à juger beaucoup plus intelligent que les trois quarts de nos commandants de corps, me disait l’autre jour : « Je n’ai jamais commandé plus de deux cents hommes. Or, je sais bien que la première fois que j’ai dû m’en servir devant l’ennemi, j’étais diablement ennuyé. Je m’en suis tiré parce que je n’avais guère à faire preuve d’initiative ; mais un bataillon de mille hommes m’aurait fort gêné, si j’avais dû le faire manœuvrer. Et cependant j’avais plus d’une fois commandé un bataillon… sur le champ de manœuvre. »

C’est bien cela. Ce qui fait la grandeur d’un général en chef, outre l’intelligence calculatrice et organisatrice qu’il doit posséder à un degré remarquable, c’est qu’il doit agir, et dans les conditions les plus terribles, les plus propres à paralyser la volonté. Il y