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nous conte l’enfance de l’Innocent et « comment on devient sorcier » :

… Lui, cependant, qu’on évitait dans l’ordinaire de la vie, qu’on entourait d’un superstitieux respect à certaines heures, n’écoutait pas impunément tout ce monde qui lui chuchotait d’un ton craintif :

— Fleuse, Fleuse, tu sais ce que les autres ne savent point, té !

… Il ne raisonna rien, mais à la longue se sentit plus rapproché de l’inconnu, qui l’attirait, que de ses semblables, qu’il n’aimait pas ; il finit par découvrir des formes et des mouvements dans l’ombre, où les gens de la plaine passaient sans rien voir. Il devint halluciné, eut des visions. Crédule comme les autres, il crut les autres sur parole, même quand ils causaient de lui ; écouta dans l’espace où le surnaturel parle aux âmes simples, et entendit. On le faisait voir en lui répétant ce qu’il avait vu ; on l’amenait à comprendre à force de lui expliquer ce qu’il avait entendu…

Qu’est-ce qu’il entend donc, le grand berger, et qu’est-ce qu’il voit ? L’ombre, les souffles, l’indéterminé, je ne sais quoi, rien du tout ; c’est aussi simple que cela. Mais ne voir dans l’univers physique que l’enveloppe, le symbole de quelque chose d’inconnu, pressentir un abîme sous chaque forme visible, se croire entouré de forces insaisissables et inintelligibles, dégager le rêve de chacune de ses impressions, jouir des apparences et néanmoins s’apercevoir à chaque instant que nous ne comprenons rien au monde…, c’est être éminemment poète. Voilà par où cet inno-