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peine s’en douter ; presque rien de cette étrangeté ni de ce pittoresque n’a passé dans les chansons de geste postérieures aux croisades ni dans les fabliaux. Ce n’est point un paradoxe, je vous assure, de dire que c’est de nos jours seulement que l’homme a eu des yeux, a su voir entièrement le monde extérieur. Si quelques poètes n’étaient venus, doués de facultés singulières, l’humanité aurait à jamais ignoré l’aspect de sa planète. C’est, je crois, Bernardin de Saint-Pierre, ce grand vagabond, ce génie hardi et tendre, qui a commencé à voir. Le premier, il a eu la perception émue de la flore des tropiques. Et c’est la nouveauté d’une région étrangère qui lui a dessillé les yeux, qui lui a permis de les ouvrir ensuite sur la nature de chez nous ; et ainsi c’est l’exotisme qui a définitivement introduit le pittoresque dans notre littérature. Puis Chateaubriand décrit l’Amérique, les forêts vierges, les pampas et les grands fleuves. Et alors le romantisme apparaît, dont le principal rôle est justement de décrire ce que nous n’avons pas coutume de voir : l’Espagne, l’Italie, l’Orient — et le moyen âge, l’éloignement dans le temps équivalant à l’éloignement dans l’espace. Sans doute le romantisme manque souvent de sincérité ; il tombe dans le convenu, dans le bibelot, dans la verroterie. Il y a fort à redire à l’Orient des Orientales et au moyen âge de Notre-Dame de Paris. N’importe : la faculté de voir, de jouir profondément des formes et des aspects des choses s’est éveillée et ne s’endormira plus. Et, du jour où cette faculté s’applique, non plus