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ves, les plus rares, les plus aiguës ; et d’autre part vous avez éprouvé les sentiments les plus naturels, les plus largement humains, les plus accessibles à tous. Vous avez vu, de vos yeux de dilettante occidental épris de pittoresque, danser la upa-upa à Tahiti ; vous avez vu glisser les danseuses birmanes pareilles à des chauves-souris… ; et vous avez pleuré sur des aïeules, sur des enfants qui meurent ou sur des amants qui se séparent, avec le meilleur de votre âme, la partie la plus naïve et la plus saine de vous, et du même cœur que vous aimez votre mère ou votre pays natal. Vous avez connu les troubles de la sensualité la plus curieuse et la plus savante — et les émotions de la sympathie la plus pure et de la plus chaste pitié…

Ainsi vous goûtez dans ces livres le charme limpide des poèmes ingénus et le charme pervers des extrêmes recherches de l’esthétique contemporaine, — ce qui est au commencement des littératures et ce qui est à la fin. Telle page vous communique deux impressions distinctes, entre lesquelles il y a des milliers d’années, — et entre lesquelles il y a parfois aussi « l’épaisseur effroyable du monde ». Et le poète vous insinue peu à peu l’âme qu’il a lui-même, une âme qui serait contemporaine de l’humanité naissante et de l’humanité vieillie, et qui aurait parcouru la surface entière du globe terrestre ; âme amoureuse et triste, toujours inquiète et toujours frémissante. Et c’est de cette âme que vient aux petites phrases de Loti leur immense frisson…