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immortel, me remue jusqu’aux entrailles, me donne cette impression qu’il m’exprime tout entier et me révèle à moi-même plus intelligent que je ne pensais, irai-je me croire en faute et en prendre de l’inquiétude ? Les hommes de génie ne sont jamais tout à fait conscients d’eux-mêmes et de leur œuvre ; ils ont presque toujours des naïvetés, des ignorances, des ridicules ; ils ont une facilité, une spontanéité grossière ; ils ne savent pas tout ce qu’ils font, et ils ne le font pas assez exprès. Surtout en ce temps de réflexion et de conscience croissante, il y a, à côté des hommes de génie, des artistes qui sans eux n’existeraient pas, qui jouissent d’eux et en profitent, mais qui, beaucoup moins puissants, se trouvent être en somme plus intelligents que ces monstres divins, ont une science et une sagesse plus complètes, une conception plus raffinée de l’art et de la vie. Quand je rencontre un livre écrit par un de ces hommes, quelle joie ! Je sens son œuvre toute pleine de tout ce qui l’a précédée ; j’y découvre, avec les traits qui constituent son caractère et son tempérament particulier, le dernier état d’esprit, le plus récent état de conscience où l’humanité soit parvenue. Bien qu’il me soit supérieur, il m’est semblable et je suis tout de suite de plain-pied avec lui. Tout ce qu’il exprime, il me semble que j’étais capable de l’éprouver de moi-même quelque jour.

Des écrivains tels que M. Paul Bourget ou M. Anatole France me donnent ce plaisir ; et c’est en relisant le Crime de Sylvestre Bonnard et le Livre de mon ami