Page:Lemaître - Les Contemporains, sér2, 1897.djvu/92

Cette page n’a pas encore été corrigée

nous soit impossible de répondre d’autre chose que de notre impression du moment.

Comment donc la critique littéraire pourrait-elle se constituer en doctrine ? Les œuvres défilent devant le miroir de notre esprit ; mais, comme le défilé est long, le miroir se modifie dans l’intervalle, et, quand par hasard la même œuvre revient, elle n’y projette plus la même image.

Chacun en peut faire l’expérience sur soi. J’ai adoré Corneille et j’ai, peut s’en faut, méprisé Racine : j’adore Racine à l’heure qu’il est et Corneille m’est à peu près indifférent. Les transports où me jetaient les vers de Musset, voilà que je ne les retrouve plus. J’ai vécu les oreilles et les yeux pleins de la sonnerie et de la féerie de Victor Hugo, et je sens aujourd’hui l’âme de Victor Hugo presque étrangère à la mienne. Les livres qui me ravissaient et me faisaient pleurer à quinze ans, je n’ose pas les relire. Quand je cherche à être sincère, à n’exprimer que ce que j’ai éprouvé réellement, je suis épouvanté de voir combien mes impressions s’accordent peu, sur de très grands écrivains, avec les jugements traditionnels, et j’hésite à dire toute ma pensée.

C’est qu’en effet cette tradition est presque toute convenue, artificielle. On se souvient de ce qu’on a senti peut-être, ou plutôt de ce que des maîtres vénérables ont dit qu’il fallait sentir. Ce n’est d’ailleurs que par cette docilité et cette entente qu’un corps de jugements littéraires peut se former et subsister. Certains