on les fera pleurer en leur contant la Passion. Mais
leur foi les rend impitoyables, et leur charité est
d’une espèce étrange et s’exerce surtout en vue
de l’autre monde. Attachés à la terre par leur corps
robuste plein de désirs grossiers, ils n’en sont
pas moins obsédés par la pensée de l’invisible, par
le désir de la cité d’en haut ; ils ne la conçoivent
pas d’ailleurs d’une façon beaucoup plus raffinée que
leurs aïeux ne faisaient le paradis d’Odin. — Les
Indous, émus par la souffrance universelle, pratiquaient
une charité purement terrestre, épanchaient
sur leurs frères une immense pitié ; on ne peut dire
qu’ils aient sacrifié cette vie à une vie future, puisque
ce qu’ils attendaient de la mort ou de l’extase,
c’était l’anéantissement de la personnalité. Quant
aux Grecs, ils s’occupaient médiocrement de l’avenir
de l’homme par delà la tombe et pensaient que cette vie peut être à elle-même son propre
but. Mais l’homme du moyen âge, si fort qu’il mange et qu’il boive,
qu’il bataille et qu’il pille, subordonne pourtant cette existence, où
sa lourde chair s’enfonce, à l’idée plus ou moins présente, mais
rarement effacée, du ciel et de l’enfer. Aussi, même chez les meilleurs,
si la charité vient des entrailles, toujours il s’y mêle une
arrière-pensée surnaturelle. S’ils aiment et secourent les hommes, ce
n’est point parce qu’ils sont des hommes, tout simplement, c’est qu’ils
voient en eux des âmes appelées au salut éternel et qu’en s’occupant de
ces âmes ils assureront leur propre
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LECONTE DE LISLE.