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LES CONTEMPORAINS.


réalité paradoxale. On dit que la vie est mauvaise, on le croit et on l’éprouve ; on sait la vanité de tout espoir et de toute révolte, sauf de la révolte radicale qui secoue le fardeau de la vie ; et pourtant on vit, justement parce qu’on sait tout cela, parce que c’est une espèce de volupté pour le roseau pensant de se savoir écrasé par l’univers fatal et que cette connaissance est encore une insurrection et, par suite, une raison de vivre. On peut succomber aux souffrances physiques qui jettent l’homme hors de soi, l’affolent et le font crier ; on peut succomber aux mécomptes qui ont pour objet des personnes ; mais les douleurs purement intellectuelles ne tuent pas, parce que, dans la plupart des cas, à mesure qu’elles croissent, croît aussi notre orgueil. Le pire malheur n’est pas de savoir ou de croire le monde inutile ou mauvais : c’est de pâtir dans son corps et d’être déçu brutalement dans ses passions. Les tortures du pessimisme ou du doute peuvent être cruelles, mais moins qu’un membre coupé, un cancer qui vous ronge, ou la trahison d’une personne aimée. Contre les tortures de la pensée on a le sentiment vivace de la puissance déployée à penser et aussi, le plus souvent, la protestation tranquille du corps bien nourri. Le songeur qui condamne l’Être universel lui oppose son être particulier et prend davantage conscience de lui-même. « Moi seul, se dit-il, moi seul, passif, mais conscient et irréductible, contre le monde entier. » C’est par là qu’on se console, du