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LECONTE DE LISLE.

Vit Kaïn le vengeur, l’immortel ennemi
D’Iavèh, qui marchait, sinistre, dans la brume,
Vers l’arche monstrueuse apparue à demi.


Ce poème de Kaïn traduit, sous une forme saisissante, un sentiment éternel (aujourd’hui plus intense que jamais) et profondément humain : n’est-ce point là justement la définition des chefs-d’œuvre ? Ce que j’ai envie de dire pourra paraître un éloge démesuré : car le public n’a pas l’air de se douter, vraiment, que notre siècle finissant a de grands poètes. Mais enfin, ce n’est pas la faute des lecteurs ingénus de M. Leconte de Lisle si son Kaïn leur rappelle le Prométhée d’Eschyle. Et Kaïn, venant plus tard, a cet avantage de mieux savoir ce qu’il veut et de dire plus nettement ce qu’il espère. Kaïn est, si l’on veut, un Prométhée qui parle et sent comme Lucrèce, c’est-à-dire comme le plus jeune des poètes anciens.


Humana ante oculos foede cum vita jaceret
In terris, oppressa gravi sub Religione,
Quæ caput a coeli regionibus ostendebat,
Horribili super aspectu mortalibus instans,
Primum Graius homo mortales tollere contra
Est oculos ausus, primusque obsistere contra…


Hénokia est aussi énorme que le Caucase. Mercure n’est pas plus lâche que le Cavalier, Kaïn vaut le Graius homo. Jamais blasphème n’est sorti d’une bouche d’homme, plus tragique depuis Eschyle, ni plus triomphant depuis Lucrèce. Il y a dans le cri de Kaïn une âpreté plus superbe, s’il se peut, que celle