poème indien ou gothique se peut ciseler sans
émotion. Des élèves du maître, de jeunes et habiles
ouvriers se sont donné ce plaisir, et l’on aura beau
chercher, on ne trouvera guère sous leurs vers
éclatants d’autre passion que celle des contours
rares et des belles rimes. Mais quand un poète s’est
complu à évoquer la série presque complète des
religions et des théologies, volontiers on s’enquiert
des raisons d’une prédilection si constante. On se
demande si le goût du pittoresque à outrance suffit
à l’expliquer. Cette impassibilité qu’on ne saurait
nier, on voudrait savoir si elle est bien l’état naturel
de l’âme de l’artiste. N’est-elle pas acquise ? À quel
prix et pourquoi ? Ne suppose-t-elle pas des
souffrances, des désillusions, des rébellions, tout un
drame antérieur qui parfois gronde encore sous les
rimes sereines? Kaïn n’est-il donc qu’un magnifique
exercice de rhétorique parnassienne ? Relisez-le, de
grâce, et vous verrez si l’âme triste, généreuse et
insoumise du XIXe siècle n’y est pas tout entière. Non,
l’auteur des Nornes, de Baghavat et du Corbeau n’est
point un antiquaire désintéressé. S’il est un poète
qui soit bien d’aujourd’hui, qui soit moderne
jusqu’aux entrailles, c’est lui. M. Leconte de Lisle, à peu
près comme Gustave Flaubert, est un grand
pessimiste et un grand impie réfugié dans la
contemplation esthétique.
Étudions de plus près ce révolté qui,
pour goûter la paix, s’est fait bouddhiste et sculpteur
de strophes.
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LES CONTEMPORAINS.