Page:Lemaître - Les Contemporains, sér2, 1897.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
8
LES CONTEMPORAINS.


poème indien ou gothique se peut ciseler sans émotion. Des élèves du maître, de jeunes et habiles ouvriers se sont donné ce plaisir, et l’on aura beau chercher, on ne trouvera guère sous leurs vers éclatants d’autre passion que celle des contours rares et des belles rimes. Mais quand un poète s’est complu à évoquer la série presque complète des religions et des théologies, volontiers on s’enquiert des raisons d’une prédilection si constante. On se demande si le goût du pittoresque à outrance suffit à l’expliquer. Cette impassibilité qu’on ne saurait nier, on voudrait savoir si elle est bien l’état naturel de l’âme de l’artiste. N’est-elle pas acquise ? À quel prix et pourquoi ? Ne suppose-t-elle pas des souffrances, des désillusions, des rébellions, tout un drame antérieur qui parfois gronde encore sous les rimes sereines? Kaïn n’est-il donc qu’un magnifique exercice de rhétorique parnassienne ? Relisez-le, de grâce, et vous verrez si l’âme triste, généreuse et insoumise du XIXe siècle n’y est pas tout entière. Non, l’auteur des Nornes, de Baghavat et du Corbeau n’est point un antiquaire désintéressé. S’il est un poète qui soit bien d’aujourd’hui, qui soit moderne jusqu’aux entrailles, c’est lui. M. Leconte de Lisle, à peu près comme Gustave Flaubert, est un grand pessimiste et un grand impie réfugié dans la contemplation esthétique. Étudions de plus près ce révolté qui, pour goûter la paix, s’est fait bouddhiste et sculpteur de strophes.