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d’en trouver une définition qui explique son absence dans le passé et sa réalisation si incomplète dans le présent. Il est certain, à y regarder de près, que le poète revient sur ce qu’il a dit et le rétracte partiellement ; mais il vaut mieux que ce retour soit provoqué par une protestation du cœur que si le raisonnement, de lui-même, faisait volte-face. En réalité, il n’y avait qu’un moyen de donner à l’œuvre une consistance irréprochable : c’était de pousser le pessimisme du commencement à ses conséquences dernières ; de conclure, n’ayant découvert nulle part la justice, que le désir que nous en avons est une maladie dont il faut guérir, et de tomber de Darwin en Hobbes. Mais, plus logique, le livre serait à la fois moins sincère et moins vrai.

Ce que j’ai envie de reprocher à M. Sully-Prudhomme, ce n’est pas la brusquerie du retour au cœur (les « Voix » d’ailleurs l’ont préparé), ni une contradiction peut-être inévitable en pareil sujet : c’est plutôt que sa définition de la dignité et ce qui s’ensuit l’ait trop complètement tranquillisé, et qu’il trompe son cœur au moment où il lui revient, où il se flatte de lui donner satisfaction. La justice sera ? Mais le cœur veut qu’elle soit et qu’elle ait toujours été. Je n’admets pas que tant d’êtres aient été sacrifiés pour me faire parvenir à l’état d’excellence où je suis. Je porte ma dignité comme un remords si elle est faite de tant de douleurs. Cet admirable sonnet de la cinquième Veille reste vrai, et le sera jusqu’à la fin des temps.