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  Il existe un bleu dont je meurs
  Parce qu’il est dans les prunelles.

  Tous les corps offrent des contours.
  Mais d’où vient la forme qui touche ?
  Comment fais-tu les grands amours,
  Petite ligne de la bouche ?…

Déjà tombent l’enthousiasme et la foi des premiers poèmes. Toutes ces petites « méditations » sont tristes, et d’une tristesse qui ne berce pas, mais qui pénètre, qui n’est pas compensée par le charme matériel d’une forme musicale, mais plutôt par le plaisir intellectuel que nous donne la révélation de ce que nous avons de plus rare au cœur. Sans doute les souffrances ainsi analysées se ramènent, ici tout comme chez les lyriques qui pensent peu, à une souffrance unique, celle de nous sentir finis, de n’être que nous ; mais, comme j’ai dit, M. Sully-Prudhomme n’exprime que des cas choisis de cette maladie, ceux qui ne sauraient affecter que des âmes raffinées. Il vous définit tel désir, tel regret, tel malaise aristocratique plus clairement que vous ne le sentiez ; nul poète ne nous fait plus souvent la délicieuse surprise de nous dévoiler à nous-mêmes ce que nous éprouvions obscurément.

Je voudrais pouvoir dire qu’il tire au clair la vague mélancolie romantique : il décompose en ses éléments les plus cachés « cette tendresse qu’on a dans l’âme et où tremblent toutes les douleurs » (Rosées). De là le charme très puissant de cette poésie si discrète et