Page:Lemaître - Les Contemporains, sér1, 1898.djvu/288

Cette page n’a pas encore été corrigée

mangeurs, on ne les voit pas, et ils ne voient pas. Nous n’apercevons que les Grégoire, de petits actionnaires, de bonnes gens à qui les mangés tuent leur fille. Et quant au directeur Hennebeau, il est aussi à plaindre que ces affamés : « Sous la fenêtre les hurlements éclatèrent avec un redoublement de violence : Du pain ! du pain ! du pain ! — Imbéciles ! dit M. Hennebeau entre ses dents serrées ; est-ce que je suis heureux ? »

Souffrance et désespoir en haut et en bas ! Mais au moins ces misérables ont pour se consoler la Vénus animale. Ils « s’aiment » comme des chiens, pêle-mêle, partout, à toute heure. Il y a un chapitre où l’on ne peut faire un pas sans marcher sur des couples. Et c’est même assez étonnant chez ces hommes de sang lourd, éreintés de travail, dans un pays pluvieux et froid. On « s’aime » au fond de la mine noyée, et c’est après dix jours d’agonie qu’Étienne y devient l’amant de Catherine. Et j’aimerais mieux qu’il ne le devînt pas, la pudeur instinctive qu’ils ont éprouvée jusque-là l’un en face de l’autre étant à peu près le seul vestige d’humanité supérieure que l’écrivain ait laissé subsister dans son bestial poème.

Çà et là, dans cette épopée de douleur, de faim, de luxure et de mort, éclate la lamentation d’Hennebeau, qui donne la morale de l’histoire et exprime évidemment la pensée de M. Zola. « Une amertume affreuse, lui empoisonnait la bouche…, l’inutilité de tout, l’éternelle douleur de l’existence. »