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presque autant de chances pour que le contraire de tout cela soit vrai » et « qu’une complète obscurité nous cache les fins de l’univers » : ne sont-ce pas là, à qui va au fond, de belles et bonnes négations enveloppées de railleries subtiles ? Ne craignons point de passer pour un esprit grossier, absolu, ignorant des nuances. Il n’y a pas de nuances qui tiennent. Douter et railler ainsi, c’est simplement nier ; et ce nihilisme, si élégant qu’il soit, ne saurait être qu’un abîme de mélancolie noire et de désespérance. Notez que je ne conteste point la vérité de cette philosophie (ce n’est pas mon affaire) : j’en constate la profonde tristesse. Rien, rien, il n’y a rien que des phénomènes. M. Renan ne recule d’ailleurs devant aucune des conséquences de sa pensée. Il a une phrase surprenante où « faire son salut » devient exactement synonyme de « prendre son plaisir où on le trouve », et où il admet des saints de la luxure, de la morphine et de l’alcool. Et avec cela il est gai ! Comment fait-il donc ?

Quelqu’un pourrait répondre :

— Vous avez l’étonnement facile, monsieur l’ingénu. C’est comme si vous disiez : « Cet homme est un homme, et il a l’audace d’être gai ! ». Et ne vous récriez point que sa gaieté est sinistre, car je vous montrerais qu’elle est héroïque. Ce sage a eu une jeunesse austère ; il reconnaît, après trente ans d’études, que cette austérité même fut une vanité, qu’il a été sa propre dupe, que ce sont les simples et les frivoles qui ont raison, mais qu’il n’est plus temps