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Imaginez un peu l’état d’esprit d’un homme qui ne doit point mourir et qui le sait, un immortel dans un monde où tout passe. La certitude de survivre à tous ceux et à toutes celles qu’il aime doit lui inspirer le dégoût et l’épouvante de l’amour et le rendre enfin incapable d’aimer. Et quelle atroce solitude que celle d’un homme qui n’est de l’âge de personne, qui n’est d’aucune génération et qui, ayant vu passer tant de choses, ne saurait plus s’intéresser à rien de ce qui passe ! Si une expérience de trente ou quarante ans est souvent amère, que dire d’une expérience de deux mille ans ! Et quelle misanthropie qu’une misanthropie de vingt siècles ! Enfin, comme le malheureux immortel doit sentir plus cruellement que nous la fugacité et l’inutilité des vies humaines ! Nous nous sentons passer, mais au moins nous passons. Donnez une âme à la rive qui demeure tandis que le fleuve s’écoule : la rive connaîtra, mieux que les vagues, la vanité et la tristesse de leur fuite, et la rive enviera les flots. Quelle désolation d’avoir, avec une pauvre âme vivante, la durée d’une montagne ! Et comme il doit désirer la mort, celui qui ne peut pas mourir !

L’Elkovan est un conte d’amour en trois chants avec un prélude et un épilogue. Un batelier du Bosphore, Djérid, devient amoureux de la belle Aïna. Il fait semblant d’être aveugle pour s’introduire auprès d’elle et lui chanter des chansons amoureuses. Et il ne paraît pas devoir s’en tenir aux chansons. Mais le vieux mari d’Aïna découvre la ruse et fait crever les yeux