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soupçonner que cette petite fille irait mettre tout ce grand ouvrage à néant. La finesse d’Acomat est courte par un côté : elle ne fait pas la part du désintéressement possible dans les actions humaines. Mais au reste, ce dessein difficile, audacieux et cependant sans grandeur, le vizir en poursuit l’accomplissement avec sérénité. Ce vieil homme ironique et rusé, qui a déjà eu l’esprit de survivre à plusieurs sultans et qu’une barque secrète attend toujours dans le port en cas de malheur, envisage tranquillement la mort ; et, comme il en a la duplicité légendaire, il a bien aussi la résignation, le majestueux fatalisme des hommes de sa race. S’il débitait çà et là quelques versets du Coran et s’il émaillait ses propos de quelques métaphores incohérentes, je vous jure qu’il nous paraîtrait Turc avec intensité et de la tête aux pieds.

Je ne sais si la façon d’aimer de Roxane est exclusivement orientale, et, à vrai dire, j’en doute. Mais il est certain que son amour répond assez à l’idée que nous nous faisons de l’amour d’une sultane, d’une femme de harem, d’une personne sensuelle, grasse, aux paupières lourdes, aux lèvres rouges, désœuvrée et totalement dépourvue tendresse, de mièvrerie et d’idéalisme. C’est un amour charnel et furieux, que le danger excite, et qui se tourne en cruauté quand ce qu’il désire lui échappe. Elle adore Bajazet avant de lui avoir jamais parlé : vous pensez donc bien que ce n’est