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Et alors on voit ce que Racine, lui, a inventé : l’admirable vizir Acomat (au lieu de l’insignifiant eunuque), le vizir Acomat, de si élégante allure et de philosophie si ironique et si détachée, à la manière, vraiment, d’un Talleyrand ou d’un Morny, si vous voulez ; tout le rôle, d’une duplicité si douloureuse, de la tendre et torturée princesse Atalide (au lieu de Floridon la petite esclave) ; tout le caractère de Roxane, qu’il a eu la faiblesse de rajeunir (mais, sans cela, dans quoi entrions-nous ? ) et enfin l’effroyable dénouement : Roxane, à l’instant où elle vient de faire étrangler Bajazet, étranglée elle-même par le mystérieux nègre arrivé à la fin du troisième acte. C’est dire que l’essentiel de Bajazet est bien de Racine, et aussi que tout ce qu’il a ajouté aux souvenirs de Cézy est justement ce qui, dans sa tragédie, nous paraît le plus « turc » par l’esprit.

Or, lorsque Bajazet eut été joué, le mot d’ordre, parmi les ennemis de Racine, fut de dire : « Ce sont des Français sous l’habit turc. » Ce fut leur « tarte à la crème » .

Étant une fois près de Corneille sur le théâtre à une représentation de Bajazet, il me dit : « Je me garderais bien de le dire à d’autres que vous, parce qu’on dirait que je parlerais par jalousie mais, prenez-y garde, il n’y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu’il doit avoir et que l’on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, les sentiments qu’on a au milieu de la France. »