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Et Cléophile :

Oui, vous y traînerez la victoire captive ;
Mais je doute, seigneur, que l’amour vous y suive.
Tant d’États, tant de mers qui vont nous désunir
M’effaceront bientôt de votre souvenir.
Quand l’Océan troublé vous verra sur son onde
Achever quelque jour la conquête du monde ;
Quand vous verrez les rois tomber à vos genoux
Et la terre en tremblant se taire devant vous,
Songerez-vous, seigneur, qu’une jeune princesse
Au fond de ses États vous regrette sans cesse
Et rappelle en son cœur les moments bienheureux
Où ce grand conquérant l’assurait de ses feux ?

Et Alexandre :

Eh quoi ? vous croyez donc qu’à moi-même barbare,
J’abandonne en ces lieux une beauté si rare ?
Mais vous-même plutôt voulez-vous renoncer
Au trône de l’Asie où je veux vous placer ?

Et sans doute il n’est ni raisonnable ni vraisemblable qu’Alexandre conquière l’Asie pour faire honneur à une dame, ou que Porus, lorsqu’il défend sa patrie, y paraisse autant déterminé par son amour que par le sentiment de son devoir. Mais cette affectation de faire uniquement pour deux beaux yeux ce qu’on fait en réalité par devoir ou par ambition passait, depuis des siècles, pour une chose jolie, chevaleresque, convenable aux honnêtes gens. Ce sont des façons élégantes de parler ; ce sont des gestes et comme des rites gracieux et généreux. Pour en être choqué, il faudrait prendre cela plus au sérieux que ne paraît faire Alexandre lui-même dans cette comédie héroïque et galante.