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Nous étions ennemis dès la plus tendre enfance ;
Que dis-je ? nous l’étions avant notre naissance.
Triste et fatal effet d’un sang incestueux !
Pendant qu’un même sein nous renfermait tous deux,
Dans les flancs de ma mère une guerre intestine
De nos divisions lui marqua l’origine.
Elles ont, tu le sais, paru dans le berceau,
Et nous suivront peut-être encor dans le tombeau.
On dirait que le ciel, par un arrêt funeste,
Voulut de nos parents punir ainsi l’inceste,
Et que dans notre sang il voulut mettre au jour
Tout ce qu’ont de plus noir et la haine et l’amour.
Et maintenant, Créon, que j’attends sa venue,
Ne crois pas que pour lui ma haine diminue ;
Plus il approche, et plus il me semble odieux ;
Et sans doute il faudra qu’elle éclate à ses yeux.
J’aurais même regret qu’il me quittât l’empire ;
Il faut, il faut qu’il fuie, et non qu’il se retire.
Je ne veux point, Créon, le haïr à moitié ;
Et je crains son courroux moins que son amitié.
Je veux, pour donner cours à mon ardente haine,
Que sa fureur au moins autorise la mienne ;
Et, puisque enfin mon cœur ne saurait se trahir,
Je veux qu’il me déteste afin de le haïr ! …

Ne vous y trompez pas. Tout ceci ne paraît point extraordinaire sans doute : mais pourtant c’est la première fois qu’on écrit au théâtre avec cette pureté soutenue. On a dit que, dans la Thébaïde, Racine subissait l’influence de Corneille. Fort peu, je vous assure. Elle ne se fait sentir que rarement, dans quelques vers emphatiques et à antithèses. En réalité, cet exercice d’écolier, qui n’est pas éclatant, est déjà secrètement original. Si on le compare aux deux Corneille et à Quinault, on est tenté de dire que Racine y invente le « goût » .