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ne veux pas refaire la lamentable liste. Ses maladies ne lui ont point donné sa sensibilité : mais elles l’ont faite plus aiguë et plus dominante en lui fournissant plus d’occasions de s’exercer. Elles l’ont souvent condamné à la solitude. Elles l’ont forcé de vivre replié sur soi. Jamais écrivain n’est moins sorti de lui-même, n’a plus constamment rapporté tout à lui, — et n’a cru, du reste, à la perversité de plus d’individus que cet ami de l’humanité et cet homme si persuadé de la bonté naturelle de l’homme.

Cette déraison, cette subordination totale du jugement à la sensibilité, lui fait une place unique dans notre littérature. Comparez-le, je ne dis pas aux grands écrivains du XVIIe siècle, mais à Voltaire, à Montesquieu, à Buffon, même à l’aventureux Diderot. Oh ! qu’ils vous paraîtront sensés ! Pourquoi ne pas le dire ? D’innombrables pages de Rousseau éclatent d’une absurdité ingénument insolente. Je vous ai fait remarquer que ses plus déterminés partisans sont souvent obligés eux-mêmes de l’interpréter et d’avouer qu’ils l’interprètent : il ne faut pas, assurent-ils, considérer ce qu’il a dit, mais ce qu’il a voulu signifier, et qui est profond ou qui est sublime. Or Rousseau est le seul de nos classiques (si toutefois on lui peut encore donner ce nom) qui ait besoin d’une interprétation aussi complaisante et aussi radicalement transformatrice du texte. Les autres peuvent se tromper : ils disent bien ce qu’ils disent, et non