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et de ses compagnons à Louis XIV est vraiment savoureuse :

 Ononthio (le gouverneur du Canada) nous présenta au grand chef
 (Louis XIV) en disant : « Sire, les sujets de Votre Majesté… »
 Je me tournai vers les chefs des Cinq Nations et leur expliquai
 la parole d’Ononthio. Ils me répondirent : « C’est faux », et ils
 s’assirent à terre, les jambes croisées. Alors, m’adressant
 au premier sachem (toujours Louis XIV) : « Puissant Soleil, lui
 dis-je, Ononthio vient de prononcer une parole qu’un génie
 ennemi lui aura sans doute inspirée : mais toi qu’Athaïnsie (la
 vengeance) n’a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te
 persuader que nous sommes tes esclaves. » À ces paroles, qui
 sortaient ingénument de mes lèvres, il se fit un mouvement dans
 la hutte (cette hutte est le palais de Versailles). Je continuai
 mon discours : « Chef des chefs, tu nous as retenus dans la
 hutte de la servitude (au bagne) par la plus indigne trahison…
 Cependant la grandeur de notre âme veut que nous t’excusions, car
 le souverain Esprit ôte et donne la raison comme il lui plaît,
 et il n’y a rien de plus insensé et de plus misérable qu’un
 homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la hache… et
 puisse notre union durer autant que la terre et le soleil ! J’ai
 dit. » En achevant ces mots, je voulus présenter le calumet de la
 paix au Soleil ; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de
 ses traits invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc
 sur son front : on se hâta de nous emmener dans une autre partie
 de la cabane. Là, nous fûmes entourés d’une foule curieuse ; les
 jeunes gens surtout nous souriaient avec complaisance, plusieurs
 nous serrèrent secrètement la main.

Cela est, avec plus de couleur, du meilleur Voltaire des Contes, du meilleur Montesquieu des Lettres