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que l’homme pense toujours durant l’union. Pour moi qui ai des raisons pour tenir que l’âme n’est jamais séparée de tout corps, je crois qu’on peut dire absolument que l’homme pense et pensera toujours.

Philalèthe. Dire que le corps est étendu sans avoir les parties, et qu’une chose pense sans s’apercevoir qu’elle pense, ce sont deux assertions qui paraissent également inintelligibles.

Théophile. Pardonnez-moi, Monsieur, je suis obligé de vous dire que lorsque vous avancez qu’il n’y a rien dans l’âme dont elle ne s’aperçoive, c’est une pétition de principe qui a déjà régné par toute notre première conférence, où l’on a voulu s’en servir pour détruire les idées et les vérités innées. Si nous accordions ce principe, outre que nous croirions choquer l’expérience et la raison, nous renoncerions sans raison à notre sentiment, que je crois avoir rendu assez intelligible. Mais outre que nos adversaires, tout habiles qu’ils sont, n’ont point apporté de preuve de ce qu’ils avancent si souvent et si positivement là-dessus, il est aisé de leur montrer le contraire, c’est-à-dire qu’il n’est pas possible que nous réfléchissions toujours expressément sur toutes nos pensées ; autrement l’esprit ferait réflexion sur chaque réflexion à l’infini sans pouvoir jamais passer à une nouvelle pensée. Par exemple, en m’apercevant de quelque sentiment présent, je devrais toujours penser que j’y pense, et penser encore que je pense d’y penser, et ainsi à l’infini. Mais il faut bien que je cesse de réfléchir sur toutes ces réflexions et qu’il y ait enfin quelque pensée qu’on laisse passer sans y penser ; autrement on demeurerait toujours sur la même chose.

Philalèthe. Mais ne serait-on pas tout aussi bien fondé à soutenir que l’homme a toujours faim, en disant qu’il en peut avoir sans s’en apercevoir ?

Théophile. Il y a bien de la différence : la faim a des raisons particulières qui ne subsistent pas toujours. Cependant il est vrai aussi qu’encore quand on a faim on n’y pense pas à tout moment ; mais quand on y pense, on s’en aperçoit, car c’est une disposition bien notable : il y a toujours des irritations dans l’estomac, mais il faut qu’elles deviennent assez fortes pour causer de la faim. La même distinction se doit toujours faire entre les pensées en général et les pensées notables. Ainsi ce qu’on apporte pour tourner notre sentiment en ridicule sert à le confirmer.

§ 23. Philalèthe. On peut demander maintenant quand l’homme commence à avoir des idées dans sa pensée. Et il