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pas assez pour qu’on s’en aperçoive ou s’en souvienne, mais elles se font connaître par des conséquences certaines.

Philalèthe. Il s’est trouvé un certain auteur qui nous a objecté que nous soutenons que l’âme cesse d’exister, parce que nous ne sentons pas qu’elle existe pendant notre sommeil. Mais cette objection ne peut venir que d’une étrange préoccupation ; car nous ne disons pas qu’il n’y a point d’âme dans l’homme parce que nous ne sentons pas qu’elle existe pendant notre sommeil, mais seulement que l’homme ne saurait penser sans s’en apercevoir.

Théophile. Je n’ai point lu le livre qui contient cette objection, mais on n’aurait point eu de tort de vous objecter seulement qu’il ne s’ensuit point de ce qu’on ne s’aperçoit pas de la pensée qu’elle cesse pour cela ; car autrement on pourrait dire par la même raison qu’il n’y a point d’âme pendant qu’on ne s’en aperçoit point. Et pour réfuter cette objection, il faut montrer de la pensée particulièrement qu’il lui est essentiel qu’on s’en aperçoive.

§ 11. Philalèthe. Il n’est pas aisé de concevoir qu’une chose puisse penser et ne point sentir qu’elle pense.

Théophile. Voilà sans doute le nœud de l’affaire et la difficulté qui a embarrassé d’habiles gens. Mais voici le moyen d’en sortir. C’est qu’il faut considérer que nous pensons à quantité de choses à la fois, mais nous ne prenons garde qu’aux pensées qui sont les plus distinguées : et la chose ne saurait aller autrement, car si nous prenions garde à tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses en même temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens. Je dis bien plus : il reste quelque chose de toutes nos pensées passées et aucune n’en saurait jamais être effacée entièrement. Or quand nous dormons sans songe et quand nous sommes étourdis par quelque coup, chute, symptôme ou autre accident, il se forme en nous une infinité de petits sentiments confus, et la mort même ne saurait faire un autre effet sur les âmes des animaux, qui doivent sans doute reprendre tôt ou tard des perceptions distinguées, car tout va par ordre dans la nature. J’avoue cependant qu’en cet état de confusion, l’âme serait sans plaisir et sans douleur, car ce sont des perceptions notables.

§ 12. Philalèthe. N’est-il pas vrai que ceux avec qui nous avons présentement à faire, c’est-à-dire les cartésiens, qui croient que l’âme pense toujours, accordent la vie à tous les animaux, différents de l’homme, sans leur donner une âme qui connaisse et qui pense ; et que les mêmes ne trouvent