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considérons leur nature et leurs différences. N’est-il pas vrai que l’idée est l’objet de la pensée ?

Théophile. Je l’avoue, pourvu que vous ajoutiez que c’est un objet immédiat interne, et que cet objet est une expression de la nature ou des qualités des choses. Si l’idée était la forme de la pensée, elle naîtrait et cesserait avec les pensées actuelles qui y répondent ; mais en étant l’objet, elle pourra être antérieure et postérieure aux pensées. Les objets externes sensibles ne sont que médiats, parce qu’ils ne sauraient agir immédiatement sur l’âme. Dieu seul est l’objet externe immédiat. On pourrait dire que l’âme même est son objet immédiat interne ; mais c’est en tant qu’elle contient les idées, ou ce qui répond aux choses. Car l’âme est un petit monde, où les idées distinctes sont une représentation de Dieu et où les confuses sont une représentation de l’univers.

§ 2. Philalèthe. Nos Messieurs, qui supposent qu’au commencement l’âme est une table rase, vide de tous caractères et sans aucune idée, demandent comment elle vient à recevoir des idées, et par quel moyen elle en acquiert cette prodigieuse quantité. À cela ils répondent en un mot de l’expérience.

Théophile. Cette tabula rasa dont on parle tant n’est à mon avis qu’une fiction que la nature ne souffre point et qui n’est fondée que dans les notions incomplètes des philosophes, comme le vide, les atomes, et le repos ou absolu ou respectif de deux parties d’un tout entre elles, ou comme la matière première qu’on conçoit sans aucunes formes. Les choses uniformes, et qui ne renferment aucune variété, ne sont jamais que des abstractions, comme le temps, l’espace et les autres êtres des mathématiques pures. Il n’y a point de corps dont les parties soient en repos, et il n’y a point de substance qui n’ait de quoi se distinguer de toute autre. Les âmes humaines différent non seulement des autres âmes, mais encore entre elles, quoique la différence ne soit point de la nature de celles qu’on appelle spécifiques. Et selon les démonstrations que je crois avoir, toute chose substantielle, soit âme ou corps, a son rapport à chacune des autres, qui lui est propre ; et l’une doit toujours différer de l’autre par des dénominations intrinsèques, pour ne pas dire que ceux qui parlent tant de cette table rase, après lui avoir ôté les idées, ne sauraient dire ce qui lui reste, comme les philosophes de l’Ecole qui ne laissent rien à leur matière première. On me répondra peut-être que cette table rase des philosophes veut dire que l’âme n’a naturellement et originairement que des facultés nues. Mais les facultés sans quelque acte,