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nouveau qu’il s’est trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien poète. Et souvent nous avons une facilité non commune de concevoir certaines choses, parce que nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en souvenions. Il se peut qu’un enfant, devenu aveugle, oublie d’avoir jamais vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l’âge de deux ans et demi par la petite vérole à ce célèbre Ulric Schonberg, natif de Weide au Haut-Palatinat, qui mourut à Kônigsberg en Prusse en 1649, où il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l’admiration de tout le monde. Il se peut aussi qu’il reste à un tel homme des effets des anciennes impressions, sans qu’il s’en souvienne. Je crois que les songes souvent nous renouvellent ainsi d’anciennes pensées. Jules Scaliger ayant célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain soi-disant Brugnolus, Bavarois d’origine, mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d’avoir été oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d’en avoir ouï parler aupade la reine d’Espagne qui y a favorisé les missions, n’avaient aucune connaissance du feu lorsqu’on les découvrit, comme il paraît par la relation que le R. P. Gobien, jésuite français, chargé du soin des missions éloignées, a donnée au public et m’a envoyé.

§ 16. Philalèthe. Si l’on a droit de conclure que l’idée de Dieu est innée de ce que tous les gens sages ont eu cette idée, la vertu doit aussi être innée, parce que les gens sages en ont toujours eu une véritable idée.

Théophile. Non pas la vertu, mais l’idée de la vertu est innée, et peut-être ne voulez-vous que cela.

Philalèthe. Il est aussi certain qu’il y a un Dieu qu’il est certain que les angles opposés qui se font par l’intersection de deux lignes droites sont égaux. Et il n’y eut jamais de créature raisonnable, qui se soit appliquée sincèrement à examiner la vérité de ces deux propositions, qui ait manqué d’y donner son consentement. Cependant il est hors de doute qu’il y a bien des hommes qui, n’ayant point tourné leurs pensées de ce côté-là, ignorent également ces deux vérités.

Théophile. Je l’avoue, mais cela n’empêche point qu’elles ne soient innées, c’est-à-dire qu’on les puisse trouver en soi.

§ 18. Philalèthe. Il serait encore avantageux d’avoir une idée innée de la substance ; mais il se trouve que nous ne l’avons ni innée ni acquise, puisque nous ne l’avons ni par la sensation ni par la réflexion.

Théophile. Je suis d’opinion que la réflexion suffit pour trouver l’idée de la substance en nous-mêmes, qui sommes des substances. Et cette notion est des plus importantes. Mais nous en parlerons peut-être plus amplement dans la suite de notre conférence.

§. Philalèthe. S’il y a des idées innées qui soient dans l’esprit, sans que l’esprit y pense actuellement, il faut du moins qu’elles soient dans la mémoire, d’où elles doivent être tirées par voie de réminiscence, c’est-à-dire être connues lorsqu’on en rappelle le souvenir, comme autant de perceptions qui aient été auparavant l’âme, à moins que la réminiscence ne puisse subsister sans réminiscence. Car cette persuasion où l’on est intérieurement qu’une telle idée a été auparavant dans notre esprit est proprement ce qui distingue la réminiscence de toute autre voie de penser.

Théophile. Pour que les connaissances, idées ou vérités soient dans notre esprit, il n’est point nécessaire que nous y ayons jamais pensé actuellement : ce ne sont que des habitudes naturelles, c’està-dire des dispositions et attitudes actives et passives, et plus que tabula rasa. Il est vrai cependant que les platoniciens croyaient que nous avions déjà pensé actuellement à ce que nous retrouvons en nous ; et pour les réfuter, il ne suffit pas de dire que nous ne nous en souvenons point, car il est sûr qu’une infinité de pensées nous revient que nous avons oublié d’avoir eues. Il est arrivé qu’un homme a cru faire un vers nouveau qu’il s’est trouvé avoir lu mot pour mot longtemps auparavant dans quelque ancien poète. Et souvent nous avons une facilité non commune de concevoir certaines choses, parce que nous les avons conçues autrefois, sans que nous nous en souvenions. Il se peut qu’un enfant, devenu aveugle, oublie d’avoir jamais vu la lumière et les couleurs, comme il arriva à l’âge de deux ans et demi par la petite vérole à ce célèbre Ulric Schonberg, natif de Weide au Haut-Palatinat, qui mourut à Kônigsberg en Prusse en 1649, où il avait enseigné la philosophie et les mathématiques avec l’admiration de tout le monde. Il se peut aussi qu’il reste à un tel homme des effets des anciennes impressions, sans qu’il s’en souvienne. Je crois que les songes souvent nous renouvellent ainsi d’anciennes pensées. Jules Scaliger ayant célébré en vers les hommes illustres de Vérone, un certain soi-disant Brugnolus, Bavarois d’origine, mais depuis établi à Vérone, lui parut en songe et se plaignit d’avoir été oublié. Jules Scaliger, ne se souvenant pas d’en avoir ouï parler auparavant, ne laissa point de faire des vers élégiaques à son honneur sur ce songe. Enfin le fils joseph Scaliger, passant en Italie, apprit plus particulièrement qu’il y avait eu autrefois à Vérone un célèbre grammairien ou critique savant de ce nom, qui avait contribué au rétablissement des belleslettres en Italie. Cette histoire se trouve dans les poèmes de Scaliger le père avec l’élégie, et dans les lettres du fils. On la rapporte aussi dans les Scaligerana, qu’on a recueillis des conversations de joseph Scaliger. Il y a bien de l’apparence que Jules Scaliger avait su quelque chose de Brugnol dont il ne se souvenait plus, et que le songe fut en partie le renouvellement d’une ancienne idée, quoiqu’il n’y ait pas eu cette réminiscence proprement appelée ainsi, qui nous fait connaître que nous avons déjà eu cette même idée. Du moins je ne vois aucune nécessité qui nous oblige d’assurer qu’il ne reste aucune trace d’une perception, quand il n’y en a pas assez pour se souvenir qu’on l’a eue.

§ 24. Philalèthe. Il faut que je reconnaisse que vous répondez assez naturellement aux difficultés que nous avons formées contre les vérités innées. Peut-être aussi que nos auteurs ne les combattent point dans le sens que vous les soutenez. Ainsi je reviens seulement à vous dire, Monsieur, qu’on a eu quelque sujet de craindre que l’opinion des vérités innées ne servît de prétexte aux paresseux de s’exempter de la peine des recherches, et ne donnât la commodité aux docteurs et aux maîtres de poser pour