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encore cause que la t r a d i t i o n de l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à l’homme et même à la plupart des animaux de l’affection et de la douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse. Il n’y a presque que les araignées qui fassent exception et qui s’entremangent, jusqu’à ce point que la femelle dévore le mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que les pères et les mères portent à leuervir de mesure, en aurait besoin. Le véritable sens de la règle est que la place d’autrui est le vrai point de vue pour juger équitablement lorsqu’on s’y met.

§ 9. Philalèthe. On commet souvent des actions mauvaises sans aucun remords de conscience : par exemple, lorsqu’on prend des villes d’assaut, les soldats commettent sans scrupules les plus méchantes actions ; des nations polies ont exposé leurs enfants, quelques Caribes ` châtrent les leurs pour les engraisser et manger. Garcilasso de La Vega 43 rapporte que certains peuples du Pérou prenaient des prisonnières pour en faire des concubines, et nourrissaient les enfants jusqu’à l’âge de 13 ans, après quoi ils les mangeaient, et traitaient de même les mères dès qu’elles ne faisaient plus d’enfants. Dans le voyage de Baumgarten 44, il est rapporté qu’il y avait un santon en Egypte, qui passait pour un saint homme, eo quod non foeminarum unquam esset ac puerorum, sed tantum asellarum concubitor atque mularum.

Théophile. La science morale (outre les instincts comme celui qui fait suivre la joie et fuir la tristesse) n’est pas autrement innée que l’arithmétique, car elle dépend aussi des démonstrations que la lumière interne fournit. Et comme les démonstrations ne sautent pas d’abord aux yeux, ce n’est pas grande merveille si les hommes ne s’aperçoivent pas toujours et d’abord de tout ce qu’ils possèdent en eux, et ne lisent pas assez promptement les caractères de la loi naturelle, que Dieu, selon saint Paul, a gravés dans leurs esprits. Cependant, comme la morale est plus importante que l’arithmétique, Dieu a donné à l’homme des instincts qui portent d’abord et sans raisonnement à quelque chose de ce que la raison ordonne. C’est comme nous marchons suivant les lois de la mécanique sans penser à ces lois, et comme nous mangeons non seulement parce que cela nous est nécessaire, mais encore et bien plus parce que cela nous fait plaisir. Mais ces instincts ne portent pas à l’action d’une manière invincible ; on y résiste par des passions, on les obscurcit par des préjugés et on les altère par des coutumes contraires. Cependant on convient le plus souvent de ces instincts de la conscience et on les suit même quand de plus grandes impressions ne les surmontent. La plus grande et la plus saine partie du genre humain leur rend témoignage. Les Orientaux et les Grecs ou Romains, la Bible et l’Alcoran y conviennent ; la police des mahométans a coutume de punir ce que Baumgarten rapporte, et il faudrait être aussi abruti que les sauvages américains pour approuver leurs coutumes, pleines d’une cruauté qui passe même celle des bêtes. Cependant ces mêmes sauvages sentent bien ce que c’est que la justice en d’autres occasions ; et, quoiqu’il n’y ait point de mauvaise pratique peut-être qui ne soit autorisée quelque part et en quelques rencontres, il y en a peu pourtant qui ne soient condamnées le plus souvent et par la plus grande partie des hommes. Ce qui n’est point arrivé sans raison, et, n’étant pas arrivé par le seul raisonnement, doit être rapporté en partie aux instincts naturels. La coutume, la tradition, la discipline s’en sont mêlées, mais le naturel est cause que la coutume s’est tournée plus généralement du bon côté sur ces devoirs. Le naturel est encore cause que la t r a d i t i o n de l’existence de Dieu est venue. Or la nature donne à l’homme et même à la plupart des animaux de l’affection et de la douceur pour ceux de leur espèce. Le tigre même parcit cognatis maculis : d’où vient ce bon mot d’un jurisconsulte romain, quia inter omnes homines natura cognationem constituit, inde hominem homini insidiari nefas esse. Il n’y a presque que les araignées qui fassent exception et qui s’entremangent, jusqu’à ce point que la femelle dévore le mâle après en avoir joui. Après cet instinct général de société, qui se peut appeler philanthropie dans l’homme, il y en a de plus particuliers, comme l’affection entre le mâle et la femelle, l’amour que les pères et les mères portent à leurs enfants, que les Grecs appellent storgen, et autres inclinations semblables qui font ce droit naturel, ou cette image de droit plutôt, que selon les jurisconsultes romains la nature a enseigné aux animaux. Mais dans l’homme particulièrement il se trouve un certain soin de la dignité et de la convenance, qui porte à cacher les choses qui nous rabaissent, à ménager la pudeur, à avoir de la répugnance pour des incestes, à ensevelir les cadavres, à ne point manger des hommes du tout ni des bêtes vivantes. On est porté encore à avoir soin de sa réputation, même au-delà du besoin et de la vie ; à être sujet à des remords de la conscience et à sentir ces laniatus et ictus, ces tortures et ces gênes dont parle Tacite après Platon ; outre la crainte d’un avenir et d’une puissance suprême qui vient encore assez naturellement. Il y a de la réalité en tout cela ; mais dans le fond ces impressions naturelles, quelles qu’elles puissent être, ne sont que des aides à la raison et des indices du conseil de la nature. La coutume, l’éducation, la tradition, la raison y contribuent beaucoup, mais la nature humaine ne laisse pas d’y avoir part. Il est vrai que uns la raison ces aides ne suffiraient pas pour donner une certitude entière à la morale. Enfin niera-t-on que l’homme nee soit porté naturellement, par exemple, à s’éloigner des choses vilaines, sous prétexte qu’on trouve des gens qui aiment à ne parler que d’ordures, qu’il y en a même dont le genre de vie les engage à manier des excréments, et qu’il y a des peuples de Boutan où ceux du Roi passent pour quelque chose d’aromatique. Je m’imagine que vous êtes, Monsieur, de mon sentiment dans le fond à l’égard de ces instincts naturels pour