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faim ; car quand l’irritation de l’estomac devient trop forte, elle incommode : de sorte qu’il faut encore appliquer ici notre doctrine des perceptions trop petites pour être aperçues ; car si ce qui se passe en nous lorsque nous avons de l’appétit et du désir était assez grossi, il nous causerait de la douleur. C’est pourquoi l’auteur infiniment sage de notre être l’a fait pour notre bien, quand il a fait en sorte que nous soyons souvent dans l’ignorance et dans des perceptions confuses, afin que nous agissions plus promptement par instinct, et nous ne soyons pas incommodés par des sensations trop distinctes de quantité d’objets qui ne nous reviennent pas tout à fait, et dont la nature n’a pu se passer pour obtenir ses fins. Combien d’insectes n’avalons-nous pas sans nous en apercevoir ! combien voyons-nous de personnes qui, ayant l’odorat trop subtil, en sont incommodées, et combien verrions-nous d’objets dégoûtants si notre vue était assez perçante ! C’est aussi par cette adresse que la nature nous a donné des aiguillons du désir comme des rudiments ou éléments de la douleur, ou, pour ainsi dire, des demi-douleurs ou (si vous voulez parler abusivement pour vous exprimer plus fortement) de petites douleurs inaperceptibles, afin que nous jouissions de l’avantage du mal sans en recevoir l’incommodité ; car autrement, si cette perception était trop distincte, on serait toujours misérable en attendant le bien, au lieu que cette continuelle victoire sur ces demi-douleurs, qu’on sent en suivant son désir et satisfaisant en quelque façon à cet appétit ou à cette démangeaison, nous donne quantité de demi-plaisirs dont la continuation et l’amas (comme dans la continuation de l’impulsion d’un corps pesant qui descend et qui acquiert de l’impétuosité) devient enfin un plaisir entier et véritable. Et dans le fond, sans ces demi-douleurs il n’y aurait point de plaisir ; et il n’y aurait pas moyen de s’apercevoir que quelque chose nous aide et nous soulage, en ôtant quelques obstacles qui nous empêchent de nous mettre à notre aise. C’est encore en cela qu’un reconnaît l’affinité du plaisir et de la douleur, que Socrate remarque dans le Phédon de Platon lorsque les pieds lui démangent. Cette considération des petites aides ou petites délivrances et dégagement imperceptibles de la tendance arrêtée, dont résulte enfin un plaisir notable, sert aussi à donner quelque connaissance plus distincte de l’idée confuse que nous avons et devons avoir du plaisir et de la douleur ; tout comme le sentiment de la chaleur ou de la lumière résulte de quantité de petits mouvements, qui expriment