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n’y a pas longtemps) et qui pourra dire des choses bien curieuses sur les conceptions qu’il avait dans son état précédent et sur le changement de ces idées lorsque le sens de l’ouïe a commencé à être exercé. Ces gens nés sourds et muets peuvent aller plus loin qu’on ne pense. Il y en avait un à Oldenbourg, du temps du dernier comte, qui était devenu bon peintre, et se montrait très raisonnable d’ailleurs. Un fort savant homme, Breton de nation, m’a raconté qu’à Blainville, à dix lieues de Nantes, appartenant au duc de Rohan, il y avait environ en 1690 un pauvre, qui demeurait dans une hutte, proche du château hors de la ville, qui était né sourd et muet, et qui portait des lettres et autres choses à la ville et trouvait les maisons, suivant quelques signes que des personnes accoutumées à l’employer lui faisaient. Enfin le pauvre devint encore aveugle, et ne laissa pas de rendre quelque service et de porter des lettres en ville sur ce qu’on lui marquait par l’attouchement. Il avait une planche dans sa hutte, laquelle allant depuis la porte jusqu’à l’endroit où il avait les pieds, lui faisait connaître par le mouvement qu’elle recevait si quelqu’un entrait chez lui. Les hommes sont bien négligents de ne prendre pas une exacte connaissance des manières de penser de telles personnes. S’il ne vit plus, il y a apparence que quelqu’un sur les lieux en pourrait encore donner quelque information et nous faire entendre comment on lui marquait les choses qu’il devait exécuter.

Mais pour revenir à ce que l’aveugle-né, qui commence à voir, jugerait du globe et d’un cube en les voyant sans les toucher, je réponds qu’il les discernera, comme je viens de dire, si quelqu’un l’avertit que l’une ou l’autre des apparences ou perceptions qu’il en aura appartient au cube et au globe ; mais sans cette instruction préalable, j’avoue qu’il ne s’avisera pas d’abord de penser que ces espèces de peintures qu’il s’en fera dans le fond de ses yeux, et qui pourraient venir d’une plate peinture sur la table, représentent des corps, jusqu’à ce que l’attouchement l’en aura convaincu, ou qu’à force de raisonner sur les rayons suivant l’optique, il aura compris par les lumières et les ombres qu’il y a une chose qui arrête ces rayons, et que ce doit être justement ce qui lui reste dans l’attouchement : à quoi il parviendra enfin quand il verra rouler ce globe et ce cube, et changer d’ombres et d’apparences suivant le mouvement, ou même quand, ces deux corps demeurant en repos, la lumière qui les éclaire changera de place, ou que ses yeux changeront de situation. Car ce sont à peu près les moyens que nous avons de discerner de loin un tableau ou une perspective,