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l’un et l’autre, il puisse dire quel est le cube, et quel est le globe. Supposez que le cube et le globe étant posés sur une table, cet aveugle vienne à jouir de la vue. On demande si, en les voyant sans toucher, il pourrait les discerner, et dire quel est le cube, et quel est le globe. Je vous prie, Monsieur, de me dire quel est votre sentiment là-dessus.

Théophile. Il me faudrait donner du temps pour méditer cette question, qui me paraît assez curieuse : mais puisque vous me pressez de répondre sur-le-champ, je hasarderai de vous dire entre nous que je crois que, supposé que l’aveugle sache que ces deux figures qu’il voit sont celles du cube et du globe, il pourra les discerner, et dire sans toucher : Ceci est le globe, ceci le cube.

Philalèthe. J’ai peur qu’il ne vous faille mettre dans la foule de ceux qui ont mal répondu à M. Molineux. Car il a mandé dans la lettre qui contenait cette question que, l’ayant proposée à l’occasion de l’essai de M. Locke sur l’Entendement à diverses personnes d’un esprit fort pénétrant, à peine en a-t-il trouvé une qui d’abord lui ait répondu sur cela comme il croit qu’il faut répondre, quoiqu’ils aient été convaincus de leur méprise après avoir entendu ses raisons. La réponse de ce pénétrant et judicieux auteur est négative : car (ajoute-t-il), bien que cet aveugle ait appris par expérience de quelle manière le globe et le cube affectent son attouchement, il ne sait pourtant pas encore que ce qui affecte l’attouchement de telle ou telle manière doive frapper les yeux de telle ou telle manière, ni que l’angle avancé d’un cube, qui presse sa main d’une manière inégale, doive paraître à ses yeux tel qu’il paraît dans le cube. L’auteur de l’essai déclare qu’il est tout à fait du même sentiment.

Théophile. Peut-être que M. Molineux et l’auteur de l’Essai ne sont pas si éloignés de mon opinion qu’il paraît d’abord, et que les raisons de leur sentiment contenues apparemment dans la lettre du premier, qui s’en est servi avec succès pour convaincre les gens de leur méprise, ont été supprimées exprès par le second pour donner plus d’exercice à l’esprit des lecteurs. Si vous voulez peser ma réponse, vous trouverez, Monsieur, que j’y ai mis une condition qu’on peut considérer comme comprise dans la question, c’est qu’il ne s’agisse que de discerner seulement, et que l’aveugle sache que les deux corps figurés qu’il doit discerner y sont, et qu’ainsi chacune des apparences qu’il voit est celle du cube ou celle du globe. En ce cas il me paraît indubitable que l’aveugle qui vient de cesser de l’être les peut discerner par les principes de la raison,