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Empiriques, qui ont une simple pratique sans théorie ; et nous ne sommes qu’Empiriques dans les trois quarts de nos actions. Par exemple, quand on s’attend qu’il y aura jour demain, on agit en Empirique parce que cela s’est toujours fait ainsi, jusqu’ici. Il n’y a que l’Astronome qui le juge par raison.

29[1]. Mais la connaissance des vérités nécessaires et éternelles est ce qui nous distingue des simples animaux et nous fait avoir la Raison et les sciences, en nous élevant à la connaissance de nous-mêmes et de Dieu. Et c’est ce qu’on appelle en nous Âme raisonnable ou Esprit.

30[2]. C’est aussi par la connaissance des vérités nécessaires et par leurs abstractions, que nous sommes élevés aux actes réflexifs, qui nous font penser à ce qui s’appelle

  1. La connaissance des vérités nécessaires et éternelles. — C’est-à-dire la connaissance du principe de contradiction et du principe de raison suffisante auxquels, en maint endroit, Leibniz s’efforce de ramener tous les autres. Voici une définition de l’âme humaine qui précise la pensée de Leibniz : « Mens est anima rationalis, ubi sensioni accedit ratio, seu consecutio ex universalitate veritatum. » (Lettre à Wagner, Erdm., 466, a.) On sait que, pour Leibniz, ces vérités ne sont pas moins nécessaires pour juger et raisonner, « que les muscles et les tendons pour marcher. » On sait aussi que la science, comme la raison, nous est innée. « Dans ce sens on doit dire que toute l’arithmétique et toute la géométrie sont innées d’une manière virtuelle, en sorte qu’on les y peut trouver en considérant attentivement et rangeant ce qu’on a déjà dans l’esprit sans se servir d’une vérité apprise par l’expérience ou par la tradition d’autrui. » Mais comment la connaissance des vérités nécessaires et éternelles, qui nous élève à la connaissance de Dieu, puisque Dieu est la raison des possibles (principe de contradiction) et des réalités (principe de raison suffisante) nous donne-t-elle la connaissance de nous-mêmes ? Est-ce dans le sens de Bossuet : « La connaissance de nous-mêmes nous élève à la connaissance de Dieu » ? Ce n’est pas de cette manière indirecte qu’il faut expliquer la pensée de Leibniz : le fond de notre moi véritable, ce n’est pas l’anima, c’est la mens, c’est-à-dire, selon l’esprit de la définition citée plus haut, la ratio. C’est la pensée profonde que développe M. Janet. « La personne n’est pas l’individu. L’individu se compose de tous les accidents particuliers qui distinguent un homme d’un autre : c’est la chair. La personne est la conscience de l’impersonnel : c’est l’esprit. (Morale, préface, XII.)
  2. Actes réflexifs. — Si notre interprétation du paragraphe précédent est exacte, celui-ci cessera d’être obscur : les actes réflexifs sont à la fois des actes de conscience et des actes de raison, et c’est en ceci que la métaphysique confine à la psychologie. En effet, il y a des illusions des sens, du raisonnement et de la conscience : les sens ne perçoivent souvent que des apparences, la raison se laisse abuser par des consécutions trompeuses, la conscience prend pour le moi la réfraction du moi dans le milieu des phénomènes internes ou dans le milieu physiologique. La vraie conscience étant celle de l’impersonnel, elle se confond avec la raison : ce n’est pas l’individu qui est l’objet des actes réflexifs, c’est la personne, le moi véritable. Or celui-ci n’existe pas sans les principes qu’il porte en lui : il est inné à lui-même ; considéré à part, il est abstrait aussi bien qu’immatériel ; considérés à part, les principes de la raison deviennent mathématiques, métaphysiques, mais primitivement ils sont psychologiques et c’est par eux que le moi devient perceptible. De même le fait primitif de conscience