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quand nous sommes accablés d’un profond sommeil sans aucun songe. Dans cet état, l’âme ne diffère point sensiblement d’une simple Monade ; mais comme cet état n’est point durable, et qu’elle s’en tire, elle est quelque chose de plus (§64).

21[1]. Et il ne s’ensuit point, qu’alors la substance simple soit sans aucune perception. Cela ne se peut pas même par les raisons susdites ; car elle ne saurait périr, elle ne saurait aussi subsister sans quelque affection, qui n’est autre chose, que sa perception : mais quand il y a une grande


    Un profond sommeil sans aucun songe. — Il faut sous-entendre dont l’âme ait conscience et souvenir, car un tel sommeil est, de l’aveu de Leibniz, impossible. « Il est sûr que nous dormons et sommeillons, et que Dieu en est exempt. Mais il ne s’ensuit pas que nous soyons sans aucune perception en sommeillant. Il se trouve plutôt tout le contraire, si l’on y prend garde… Car autrement on pourrait dire, pour la même raison, qu’il n’y a point d’âme pendant qu’on ne s’en aperçoit point. » (Nouv. Ess., liv. II, §9.) Mais comment l’âme « se tire-t-elle » de cet état de défaillance et de profond sommeil ? Leibniz essaye de l’expliquer : « Il y a en elle non seulement un ordre de perceptions distinctes qui fait son empire, mais encore une suite de perceptions confuses, ou de passions, qui fait son esclavage : et il ne faut pas s’en étonner ; l’âme serait une divinité, si elle n’avait que des perceptions distinctes. Elle a cependant quelque pouvoir sur ses perceptions confuses, bien que d’une manière indirecte ; car, quoiqu’elle ne puisse changer ses passions sur-le-champ, elle peut y travailler de loin avec quelque succès, et se donner des passions nouvelles, et même des habitudes. Elle a même un pouvoir semblable sur les perceptions plus distinctes… et, quoique notre opinion et notre acte de vouloir ne soient pas directement des objets de notre volonté, on ne laisse pas de prendre quelquefois des mesures pour vouloir et même pour croire, avec le temps, ce qu’on ne veut ou ne croit présentement. Tant est grande la profondeur de l’esprit de l’homme ! » (Théod., §64.) Puisque Leibniz n’admet pas d’état de l’âme sans perception, puisqu’il admet, au contraire, une direction de nos volitions et de nos croyances inconscientes (direction, on le voit, volontaire, préméditée, qui n’aurait aucune prise sur des états qui, par hypothèse, échapperaient totalement à la conscience), il faut reconnaître qu’il n’y a pas dans sa doctrine de faits inconscients, mais simplement des faits subconscients, des perceptions à peine conscientes : la conscience n’éclaire que peu à peu les « profondeurs de l’esprit de l’homme », et, par conséquent, il peut y avoir des phénomènes crépusculaires, des phénomènes de pénombre ; mais l’obscurité en soi est inintelligible, et, si tout n’est pas en lumière, tout peut un jour venir à la lumière, tout, dès aujourd’hui, participe plus ou moins de la conscience ; en d’autres termes, la conscience est l’essence même des phénomènes psychologiques. Soutenir que le cerveau, sans la conscience, ne serait pas une moins bonne machine intellectuelle, c’est énoncer un non-sens. Machine, soit ; intellectuelle, jamais. Ce qui fait illusion, c’est une sorte d’anthropomorphisme par lequel on substitue sa propre conscience à celle que, par l’hypothèse, on soustrait au cerveau ; On traduit, en équivalent psychologique, des phénomènes tout mécaniques ; mais, pour les traduire, il faut une conscience, de sorte que la machine cérébrale, toute seule, n’a absolument rien d’intellectuel.

  1. La mort peut donner cet état, pour un temps, aux animaux. — Prenez le mot dans son sens le plus général : aux êtres animés, à l’homme lui-même. « Il suffit que les substances brutes demeurent seulement le même individu dans la rigueur métaphysique, bien qu’ils soient assujettis à tous les changements imaginables, puisqu’aussi bien, ils sont sans conscience et sans réflexion.(Corresp. avec Arnauld. éd. Janet, p. 61.)