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inaccessible. Voici comment il parle dans une sorte d’autobiographie où il raconte cette première ivresse de son esprit : « Un penchant naturel le portait vers les livres. Se trouvant par bonheur en possession d’une bibliothèque, il s’y enfermait souvent des jours entiers, ouvrant avidement et sans choix les premiers livres qui lui tombaient sous la main, passant de l’un à l’autre selon qu’il se sentait attiré par l’agrément du style ou l’intérêt du sujet. Le hasard lui tint lieu de maître ; ou plutôt le secours divin, à défaut de tout conseil, guida sa curiosité. Il eut le bonheur de tomber d’abord sur les anciens, in quibus initio nihil, paulatim aliquid, denique quantum satis est intelligebat : il reçut sans y prendre garde l’empreinte de leur pensée et de leur style, comme le visage se colore sans qu’on y pense, quand on marche longtemps sous les rayons du soleil. Il y puisa une aversion profonde pour l’emphase vide et les faux ornements. Par la grandeur, l’élévation et la virilité de leurs pensées, par leur diction claire, limpide, toujours naturelle et toujours juste, ils lui causaient un si profond ravissement qu’il s’imposa dès lors comme règle d’écrire et de parler toujours clairement, de penser toujours utilement, quærere semper in verbis cæterisque animi signis claritatem, in rebus usum[1]. » Il resta fidèle toute sa vie à cette règle excellente de littérature et de morale, et dès l’adolescence il put en constater les merveilleux effets. « Lorsqu’il parut parmi les jeunes gens de son âge, il fut regardé comme un prodige, pour avoir compris sans secours et s’être assimilé, tout en gardant son indépendance d’esprit, la philosophie et la théologie scolastique, qui passaient pour contenir dans leur obscurité le dernier mot de la science. » Continuant ses confidences, il se dépeint passant heureusement de l’intelligence des anciens à celle des modernes par l’intermédiaire de Bacon. « Arrivé à l’adolescence, il eut la bonne fortune de trouver sous sa main le livre de François Bacon, de Augmentis scientiarum, les ouvrages séduisants de Cardan et de Campanella et des échantillons d’une philosophie meilleure de Képler, de Galilée, de Descartes. C’est alors, comme il l’a souvent répété à ses amis, qu’il se crut transporté dans un autre monde. Alors il crut retrouver Aristote, Platon, Archimède, Hipparque et les autres maîtres du genre humain, il lui sembla les voir et converser avec eux[2]. »

  1. Erdmann, 91.
  2. Ibid., 92. Nous avons emprunté en partie l’élégante traduction que