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bien des marchandes d’amour, comme leurs mères sont peut-être aux Halles marchandes de poisson. La marchandise des unes et des autres est d’ailleurs parée avec soin, et elles la présentent, non sans intelligence, au plus offrant enchérisseur.

À ce moment passent, le regard clair et limpide, deux sœurs de charité ; les vraies, vous savez : celles habillées de bure grise, le tablier bleu attaché à la taille, et la coiffe populaire déployant au-dessus de leurs têtes ses larges ailes, blanches comme les ailes d’un ange ; enfin les servantes des pauvres et des malades. Je ne suis ici qu’un historien, racontant ce que j’ai vu. Or, je n’ai rien remarqué à ce moment d’extraordinaire. Les filles du Diable ne firent aucune attention aux filles de Dieu. Pour moi, j’ôtai respectueusement mon chapeau devant les cornettes blanches, qui bientôt voletèrent dans le lointain, ainsi que des mouettes rasant la mer un jour d’orage.

Il fallait pourtant nous rendre compte de la situation des lieux. Nous demandâmes où était le bal des Canotiers. On nous répondit qu’il se tenait de l’autre côté de la Seine, sur la rive droite. C’était là que s’exécutait, ce soir, le quadrille infernal. La Fable raconte que pour passer en bateau les eaux du Styx, il fallait donner une obole au canotier Caron, qui vous menait aux enfers. C’est ici le même prix. On donne un sou pour passer la Seine sur le pont qui conduit d’une rive à l’autre, et mène à cet autre enfer que j’étais curieux d’étudier.

Vous voyez qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, ou plutôt sur l’eau, et qu’il faut toujours finir par payer, qu’on la passe sur un bateau ou sur un pont.


Arrivés sur la rive droite du fleuve, nous aperçûmes une quantité de tables, rangées en bataille le long du quai, et dont les nappes blanches semblaient de grands menus, qui ne demandaient qu’à être examinés sérieusement.

Nous nous assîmes donc et dînâmes, regardant couler l’eau qui semblait s’éloigner à regret de ces « bords fleuris ». Les canots, les périssoires, les yoles couraient, gaiement sur l’onde alourdie, tandis que des remorqueurs conduisaient à Paris des bateaux regorgeant de marchandises, et que d’autres charriaient des bateaux revenant de la capitale, absolument vides. Car il est écrit que Paris prend, dévore, suce jusqu’à épuisement toutes choses : les cœurs et les denrées, les esprits et les fortunes. C’est le grand Gargantua moderne ; c’est le gouffre infini, ayant toujours faim et soif, et rejetant, après les avoir pressurés jusqu’à la moelle, les bateaux et les intelligences !

Cà et là, des enfants et des vieillards chantent devant les