caractère, c’est l’âme. L’atmosphère qu’on y respire est aussi malsaine que l’air vicié des manufactures, que l’air raréfié des mines, car on vit côte à côte avec les vices les plus ardents et les plus délétères du cœur humain, l’amour-propre, l’intérêt, l’envie. Ces terribles passions y règnent avec une telle violence, que les têtes les mieux faites ont besoin d’un effort de volonté pour s’en défendre. Les succès vous enivrent. Les revers vous humilient. Ce qu’il y a de public, de connu, dans les événements de théâtre, ajoute à ces alternatives quelque chose de particulièrement âpre et amer. Que d’auteurs se consument à suivre l’apparition et la disparition de leur nom sur l’affiche, à compter leurs recettes qui baissent et celles de leurs confrères qui haussent, à se repaître avidement des articles de journal qui les attaquent ! Qui le croirait ! Les plus applaudis sont souvent les plus sensibles aux critiques. Les plus enviés n’échappent pas toujours pour eux-mêmes à l’envie. Rien de plus rare qu’un auteur dramatique vraiment heureux. M. Bouilly a été ce rara avis. Certes, ce n’est pas que les occasions de dépit et d’irritation lui aient manqué. La critique, sous sa forme la plus cruelle, la moquerie, l’a harcelé au milieu de tous ses succès ; son nom même était texte à raillerie, on prétendait que ses œuvres ressemblaient à son nom. Eh bien, au milieu de ces malveillances, de ces jalousies, de ces agitations de toute sorte, il planait, lui, toujours souriant, bienveillant, serein et moqueur. Lui apportait-on quelque article dénigrant ? Il allait à son secrétaire, en tirait un petit carnet de
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