posé au début de cette étude, et c’est le moment de chercher comment il se fait que d’un être si puissant, si admiré, si plein du sentiment de sa force, il ne reste presque rien qu’un nom. A quoi attribuer qu’il n’ait pas produit d’œuvres plus durables ? A quoi ? A la date de sa naissance. Il est né trop tôt. C’est un homme du dix-neuvième siècle égaré à la fin du dix-huitième. Son imagination, ses conceptions, sa nature d’esprit, sont d’une époque : son style est d’une autre. La Fable nous parle de ces êtres mythologiques, à moitié transformés en arbres, et se débattant sous l’étreinte de la rude écorce qui envahit leur corps, qui emprisonne leurs membres et finit par éteindre leur voix. Telle est l’image du génie de Lemercier. Il a été étouffé dans le style de son temps. Ce libre esprit, fait pour le plein ciel, pour les horizons immenses, n’aurait pas eu trop pour exprimer ses idées de toutes les audaces de la poétique moderne, de toutes les indépendances réclamées par notre grande école poétique et historique, et il n’a trouvé d’autre outil sous sa main qu’une langue rhétoricienne et un art de convention. Sans doute, plus puissant, il aurait brisé le moule de ce style, comme il avait brisé le moule de ces idées, il se serait créé sa langue ! Mais il aurait fallu pour cela le génie de la forme, et il n’avait que le génie de l’invention. C’était un poète du premier ordre, qui ne possédait à son service qu’un versificateur du second. De là, dans son œuvre, un désaccord douloureux. Il pense en révolutionnaire et écrit trop souvent en réactionnaire. En veut-on la preuve frappante ? Quand il conçut l’idée d’un théâtre
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