ces sortes de services cruels que nous sommes appelés tous à nous rendre les uns aux autres, apportait ordinairement une sorte de vigueur un peu âpre ; cette âpreté tenait tout ensemble à son vil sentiment de ce qu’il croyait la vérité, à son désir d’éclairer, et aussi à sa crainte d’affliger ; l’effort qu’il était obligé de faire, portait son courage jusqu’à la véhémence. Qui l’eût vu près de M. Geoffroy, eût été surpris du mélange de regrets et d’enthousiasme qui se lisait sur sa figure. Pourquoi ce double sentiment ? C’est qu’il avait trouvé le moyen de guérir la blessure au moment même où il la faisait. En effet, à peine le dernier mot de la démonstration prononcé, il change subitement de terrain, il quitte les sciences physiques et se reporte vers les sciences naturelles, où M. Geoffroy a jeté un si grand éclat. Récapitulant alors toute cette noble vie, il la développe au vieillard lui-même dans sa grandeur et son héroïque énergie, il lui rappelle ses luttes mémorables avec Cuvier, Gœthe intervenant dans le débat et se prononçant pour lui, il lui montre la jeune école scientifique se rangeant sous son drapeau, le présent lui donnait raison, l’avenir lui donnant la gloire, et, de degré en degré, le conduit pour ainsi dire par la main jusqu’à la place que lui réserve la postérité, entre Buffon et Linné ! N’est-ce pas vraiment le génie de l’amitié et j’ajouterai, l’amitié que mérite le Génie ? Le vieillard ranimé, consolé, se jeta en pleurant dans ses bras, puis, ouvrant la porte de la chambre où sa famille attendait anxieuse : « Notre ami m’a convaincu, dit-il, j’éteins ma lampe de travail. »
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