jouait. A. Nourrit, par la nature même de sa voix toute cristalline, avait plus d’accidents à redouter. Le séjour de Marseille lui fut fatal. Ce climat, meurtrier pas ses variations, développa en lui une maladie de foie, née du chagrin et de la fatigue. Le mistral lui sauta à la gorge. Des enrouements successifs, des défaillances d’organe répétées lui jetèrent au cœur la plus affreuse des craintes. Pendant la nuit, se dressait devant lui, comme un spectre, cette terrible pensée : « Si je perdais ma voix ! » Perdre sa voix !… c’était perdre son talent ! c’était perdre son art ! c’était perdre son instrument de travail ! Un soir, pendant la Juive, tout à coup, à l’allegro de l’air : Rachel, quand du Seigneur, son organe se voile, ses notes élevées se brisent…, il lutte…, il appelle à lui toutes les ressources de son art… mais, à la dernière mesure, ses forces l’abandonnent… et, après des efforts surhumains pour atteindre au la bémol aigu qui termine la couronne du martyre, il est obligé de retomber sur la note terne et sourde de l’octave inférieure. Pâle, tremblant, il fait un geste de désespoir et sort de scène dans une agitation inexprimable. Un de ses amis court à sa loge et y arrive en même que M. Boisselot, le compositeur. Le visage en feu, l’œil égaré, Nourrit marchait à grands pas, se frappant le front et poussant des sanglots. Puis, tout à coup, il s’affaissa sur un fauteuil, dans un accablement profond. Ranimé par les soins de ses deux amis, il rouvrit bientôt les yeux, leur demande pardon de sa faiblesse, avec la timidité et la candeur d’un enfant ; consentit, sur leur prière, à reparaître devant le public qui le réclamait à
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