feu, penché sur le clavier, en faisant jaillir à flots pressés, les traits, les chants, les gémissements, montrant enfin à Camille le spectacle inoubliable d’un grand homme, saisi à l’improviste par son génie, en lutte avec l’inspiration, en pleine crise d’enfantement, et sortant de cette heure de création, pâle, frémissant, épuisé ! Pleyel était admirable en racontant cette scène ; Beethoven revivait dans sa physionomie et dans sa voix. Mais chez Pleyel l’artiste n’était que la moitié de l’homme. Il y avait en lui un administrateur de premier ordre, et, dans sa sympathie ardente pour Eugène Sue, il se mit en tête de lui assurer une fin de vie heureuse. Il se fit son homme d’affaires. La fonction n’était pas facile. Les prodigalités d’Eugène Sue le replongèrent bien promptement dans les embarras d’argent, dans les dettes, dans les billets à ordre, et une seconde ruine le menaçait. Camille Pleyel, de son autorité privée, lui constitua un conseil judiciaire amiable ; ce conseil se composait de lui, de Goubaux et de moi. Mainmise sur tout ce qu’il gagnait ! assignation d’une pension mensuelle ! réforme du luxe inutile ! échelonnement de tous les mémoires des créanciers jusqu’à l’extinction totale des créances ! Sue se laissait faire avec la docilité et le charme d’un enfant. Ce qui lui rendait ces sacrifices plus faciles, c’était le succès croissant de ses ouvrages et le développement de son influence sur les classes populaires. Il exerçait une sorte de royauté sur le peuple de Paris. Les sympathies les plus ardentes, les enthousiasmes les plus reconnaissants saluaient chacun de ses chapitres, et se traduisaient parfois d’une façon étrange
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