— Non ! Eugène Sue a créé plus de types, plus de situations nouvelles que lui. Balzac est un grand observateur, un grand penseur, mais l’imagination des faits lui manque souvent ; l’inventeur dramatique n’égale pas chez lui le moraliste.
— Sa supériorité vient-elle donc de la vérité et de la force des caractères ?
— C’est là un de ses plus réels mérites. Personne n’a poussé plus loin que lui l’art de faire vivre des personnages fictifs. Pourtant, vous l’avouerai-je, je trouve que parfois il cesse d’être vrai à force d’être profond. Il creuse tellement un caractère, il le pousse si avant qu’il le jette au delà de l’humanité. Balzac est trop mathématicien ; il traite trop le cœur humain comme un théorème ; et de déduction en déduction, il en arrive à faire d’un être réel un être chimérique. La cousine Bette commence comme une femme et finit comme un monstre.
— Mais alors je vous réitère ma question. Pourquoi cette différence entre ces deux destinées ? Pourquoi Balzac est-il glorieux et Eugène Sue oublié ?
— Pourquoi ? Parce que Balzac a été un travailleur, et qu’Eugène Sue n’a été qu’un producteur. Parce que l’art pour Balzac était une mission, et pour Eugène Sue un amusement ; parce que Balzac avait foi en lui-même, et qu’Eugène Sue, moitié indifférence, moitié modestie, ne s’est jamais pris complètement au sérieux ; parce que Balzac pâlissait sur une phrase, recommençait dix fois une page, remaniait quatre épreuves successives après avoir refait trois manuscrits,