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ALBUM DE LA MINERVE.

du temps passé, cet éternel sujet des causeurs sur le retour. Plus loin marchaient d’un pas pesant et penché des groupes de ces robustes laboureurs dont le pied droit semble toujours par un mouvement instinctif, chercher le sillon absent. Habit bas, comme leurs aînés, ils parlaient des semences passées, des foins et de la moisson prochaine.

« Le mil et le trèfle rendaient-ils beaucoup ? et la mouche gâterait-elle les blés ? » Quelques-uns — des riches — dédaignaient ces sujets communs et tranchaient dans la politique du jour. « Appuieraient-ils le ministère aux prochaines élections ? on ne savait pas ; la gauche avait bien ses mérites et Papineau avait dit son fait au Gouvernement. »

Venaient ensuite les groupes de jeunes gens fagotés de leur mieux et faisant de l’œil aux jeunes belles de l’autre côté de la route. Heureux celui qui possédait un chapeau de castor et un tuyau de pipe immaculé projetant de cinq ou six pouces hors de la poche du gilet ; si, avec cela, il avait une paire de bottes anglaises, ses compagnons ne le tutoyaient plus.

Quant au jeune gandin, propriétaire d’une montre en argent avec la chaîne en acier poli — celui-là avait passé l’hiver dans l’Amérique — il trouvait à chaque cinq minutes des raisons pour regarder l’heure et faire sautiller ses breloques, afin d’intimider ses voisins, dont les yeux brûlaient d’envie. Les jeunes filles se montraient discrètement du doigt en chuchotant entr’elles et les mères calculaient tous les avantages d’un gendre qui peut dire exactement l’heure à chaque moment de la journée et peut-être corriger la pendule du bedeau à l’Angelus du midi.

Tout cela marchait gaiement, aspirant l’air à pleins poumons, insoucieux du lendemain et sans remords dans le passé.

Heureuse simplicité des mœurs de nos campagnes qui va se perdant tous les jours pour faire place aux appétits du gain, aux exigences du luxe qui plissent les fronts, font pencher les têtes soucieuses et voilent les limpidités du regard.

Ce jour-là, après les offices. Ernestine allait faire sa promenade soit en voiture avec Maximus et Céleste, soit à cheval, accompagnée d’un domestique lequel, depuis un certain temps n’était autre que notre ami Chagru.

L’honnête marin avait bien ses petites répugnances à enfourcher le grand cheval anglais, et se trouvait moins à l’aise en selle qu’à la roue du gouvernail : mais, pour la demoiselle, il n’y avait rien qu’il ne fût prêt à faire, et lorsque le tangage était trop fort, il embrassait le col de son coursier comme dernière planche de salut.

Ce jour-là, la promenade en voiture n’eut pas lieu. Gilles s’était arrangé de manière à retenir Maximus et sa sœur à la maison — ce qui d’ailleurs n’était pas un fait extraordinaire, — et à six heures, Ernestine partit seule, à cheval, suivie de Michel Chagru. Elle devait revenir vers les huit heures pour le dîner.

Il y avait déjà assez longtemps qu’elle chevauchait sur le grand chemin et sous les couverts à travers le domaine de Maximus, lorsque le père Chagru ôtant son chapeau et montrant le soleil qui disparaissait derrière les grands arbres fit respectueusement remarquer à la jeune fille qu’il était peut-être temps de revenir au château.

— Bah ! fit-elle en regardant à sa montre, nous avons encore une grosse demi-heure devant nous, et rien ne presse, il fait si beau. Je veux d’ailleurs visiter une source qui doit être dans ces environs et dont Monsieur Peyron m’a parlé ce matin. Il paraît que c’est très joli et qu’il y a de petites fleurs fort rares le long du ruisseau. Il m’a parlé d’un érable aux feuilles rouges et je l’aperçois justement là-bas ; ce doit être dans cette direction, allons-y.

Elle lança son cheval et Chagru suivit sans mot dire.

Au bout de cinq minutes, ils débouchèrent dans une clairière circulaire d’aviron cent pas de diamètre et tapissée d’un fin gazon. Au milieu de cette clairière, et sur une petite éminence s’élevait l’érable au feuilles rouges dont nous avons parlé. À ses pieds, dans le flanc de la butte et entre deux roches grisâtres, une source jaillissait fraîche et limpide pour se répandre ensuite en murmurant sur les cailloux polis, et former un petit ruisseau qui serpentait entre une double haie de rosiers sauvages.

Ernestine sauta légèrement de son cheval et vint tremper ses mains dans l’onde claire.

— Comme c’est joli, dit-elle, en faisant jaillir les brillantes gouttelettes comme autant de perles entre ses doigts ; et dire que je ne connaissais pas encore cet endroit charmant. Il faudra que j’y revienne tous les jours. Dites donc, vous me ferez un petit berceau auprès de la source et j’y amènerai cette bonne tante Céleste : elle sera enchantée.

La jeune fille folâtra longtemps le long du ruisseau, cueillant les roses dont elle se fit un énorme bouquet.

Le soleil était entièrement disparu et les ombres commençaient à se répandre au milieu des grands arbres.

— Je crois, Mademoiselle, qu’il vaudrait mieux nous en retourner. Voici de gros nuages qui m’annoncent rien de bon, et nous aurons tout juste le