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ALBUM DE LA MINERVE.

— Entrez ! dit Pétrini sans changer de position. Le rideau se souleva discrètement et un homme en costume de voyage se présenta.

C’était notre ami Gilles Peyron.

— Tiens, fit Pétrini, vous voilà enfin ; savez-vous que vous êtes en retard de huit jours ? Nous sommes aujourd’hui au seize juillet, et vous deviez être de retour le huit.

— Maître, dit Gilles, je n’ai pu partir de New-York qu’avant-hier matin, j’ai voyagé sans relâche, j’arrive à l’instant même et me voici.

— Eh ! bien, quelles nouvelles ? apportez-vous de l’or au moins ?

— Les nouvelles ne sont pas bonnes. Les 6,000 piastres que j’avais ont été refusées par Fürt & compagnie. Il n’en ont voulu prendre qu’un sixième et encore à soixante pour cent de change. Quant à la balance, j’ai eu toutes les peines du monde à la changer en petits lots chez différents juifs à soixante-deux pour cent. Fürt prétend qu’il court des risques et ne peut pas écouler nos pièces. Enfin New-York ne paye presque plus, sur $6,000, toutes dépenses et escomptes payés, je ne rapporte que $2,100.

Giacomo prit un crayon et fit quelques chiffres sur son calepin.

— Ce qui fait, dit-il après un moment, $200 pour vos frais de voyage ?

— Il me semble que ce n’est pas tant pour une course de près d’un mois, si vous songez que je devais une balance d’hôtel pour le dernier voyage.

— Enfin, le pire n’est pas là. Mais comment diable Fürt peut-il se plaindre de notre monnaie, elle contient cinquante pour cent d’argent pur, et il me semble que l’exécution n’est pas mal.

Il prit dans une petite boîte sur la table, une dizaine de pièces de diverses sortes, qu’il fit sonner dans sa main et sur un morceau de marbre.

— Il me semble, que cela est pourtant bien frappé. Toute réflexion faite, poursuivit-il, je crois que New-York veut nous exploiter. Au surplus, nous verrons et peut-être que Boston nous paiera mieux.

Mais il y a autre chose, maître Gilles, et si vous ne m’apportez pas d’excellentes nouvelles, je n’en ai pas de bien meilleures à vous donner. Asseyez-vous d’abord et prenez un verre de quelque chose pour vous réconforter.

Il tira une bouteille de cognac avec deux verres, et tous les deux s’en servirent.

— Voyons, vite vos nouvelles, dit Gilles, j’ai hâte de savoir, car vous m’avez rendu inquiet.

— Vous allez l’apprendre en deux mots : nous sommes découverts ; la mine a sauté.

— Hein ! cria Gilles qui bondit sur son siége ; quelqu’un a donc parlé ?

— Non ; mais deux des nôtres ont été pincés par la police sur le marché de la Basse-ville et leur affaire s’instruit en ce moment devant les magistrats. Vous comprenez que dorénavant les autorités vont se tenir les yeux ouverts.

— La chose est-elle sue parmi les compagnons ?

— Pas encore à l’heure qu’il est ; l’arrestation n’a eu lieu que la nuit dernière.

Au surplus, venez avec moi, nous allons faire le tour de l’atelier, tout le monde y est, excepté Landeau et Luron.

— Ce sont donc eux qui sont arrêtés ?

— Oui.

Giacomo et Gilles sortirent et pénétrèrent dans les deux grottes du milieu.

Le travail qui était en pleine action s’arrêta comme par enchantement, et tous les hommes se découvrirent en présence du chef.

Le métal en fusion brillait dans les creusets. Sur des tables de pierre, autour des grottes étaient des débris de vases, d’ustensiles d’argent et de cuivre, tordus, brisés, déchiquetés.

Giacomo alla à chacun, encourageant celui-ci, réprimandant celui-là et questionnant de toutes les manières.

Au bout d’une demi-heure, tous deux rentrèrent. Pétrini avait l’air fort content.

— Rien n’est désespéré, dit-il, ces gens-là sont pleins d’ardeur et si Landeau et Viron ne parlent pas, nous aurons encore de beaux jours. New-York peut nous faire défaut, le Canada peut nous manquer, mais s’il le faut, nous inonderons l’Europe et nous ferons une moisson d’or.

Je vais maintenant me rendre en ville pour surveiller les choses par moi-même.

Sur le soir, il sortit avec un fusil en bandoulière et gagna Québec, plein d’espoir. Malheureusement, les rêves de Giacomo ne devaient pas se réaliser. La chose eut plus de retentissement qu’on s’y était attendu.

Poursuivis et guettés partout, les associés durent même se débander à un moment donné.

Les fourneaux s’éteignirent et la caverne redevint silencieuse.

Giacomo fut obligé de sacrifier ses ressources personnelles pour acheter le silence des uns et expatrier les autres.

Bref, ce fut une désorganisation et presque une déroute complète.

La société se maintint cependant, on ne sait trop comment, par une lueur d’espoir, un fantôme de