Page:Legendre - Sabre et scalpel, 1872.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.
675
ALBUM DE LA MINERVE.

m’emporte si je n’ai pas peur de passer la nuit dans ce lieu maudit.

— Marquis, reprit son compagnon, je t’ai toujours dit que tu étais un ivrogne, je commence à croire que tu es un lâche.

— Lâche plutôt la bouteille, répondit le Napolitain ; — car c’était bien le même personnage que le lecteur se rappelle sans doute avoir entrevu lors de l’attaque faite sur Landau, à qui Laurens avait sauvé la vie.

Son compagnon n’était autre que maître André. Ces deux-là faisaient la paire et ils se complétaient l’un par l’autre, ces excellents garçons ; ils se comprenaient et s’aimaient, à leur manière c’est vrai, mais ce genre d’amitié en demeurant fort solide, se retrouve souvent au fond de ces cœurs endurcis par le crime, de ces natures que le vice a corrompues. Soldats tous deux depuis longtemps dans la bande commandée par Gilles et dont Pétrini était l’âme, ils se quittaient rarement. Gilles n’avait en eux qu’une médiocre confiance, mais Pétrini, qui connaissait mieux le cœur humain, savait qu’il pouvait compter sur eux. De leur passé, on ne savait rien ; ils n’en parlaient jamais ; mais ils avaient dû tomber d’assez haut, ou plutôt assez bas, car ils n’avaient jamais essayé de remonter. Ils avaient néanmoins conservé un certain vernis d’éducation qu’ils savaient retrouver au besoin. Ivrogne d’habitude, Beppo, ou le marquis, comme l’appelait son ami, sacrifiait tout à sa malheureuse passion… André se permettait bien, lui aussi, de temps à autre, de faire une petite noce, mais le jeu et les femmes l’absorbaient complètement.

Ils étaient là, adossés au rocher et regardant en l’air ; ils écoutaient. Deux ou trois minutes se passèrent ainsi, mais celui ou ceux qui devaient venir se faisaient attendre.

— Essayons encore, dit à la fin le marquis ; si le maître était ici, je ne donnerais pas grand’chose de la vie de ce damné de Pierre.

De nouveau, il siffla trois fois, en espaçant chaque coup de sifflet. Cette fois-ci, ils furent entendus ; une voix qui semblait sortir du haut du rocher prononça ces paroles « Chi tace sta ricco, » à quoi le marquis répondit d’en bas après avoir toussé trois fois et frappé trois fois dans ses mains : « Chi parla sta morto. »

— Attendez un peu, reprit la première voix.

Une lumière brilla tout à coup dans l’enfoncement du rocher au-dessus d’eux et dont nous avons déjà parlé ; puis la silhouette d’un homme se dessina sur la roche nue, en arrière, dans le rayon éclairé par la lumière. L’homme portait à la main une lanterne sourde, et de l’autre main il tenait une corde qu’il déroula lentement jusqu’à ce que le bout touchât le sol.

Montez vite, dit-il, car le vent menace d’éteindre la lumière.

André saisit la corde à deux mains et grimpa le premier ; mais le marquis, se défiant sans doute de ses forces, se vida le reste de la bouteille et l’avala d’un trait.

André était déjà sur le plateau :

— Triple bête ! dit-il à l’homme d’en haut, pourquoi laisses-tu ainsi ta lanterne en évidence ?

Et d’une main rapide, il fit disparaître la lumière derrière une anfractuosité du rocher.

— II y a quelque chose qui va mal, ici, continua-t-il, et si le maître y venait aussi souvent qu’autrefois, ce ne serait pas comme cela. Nous avons été obligés de donner le signal deux fois, maître Pierre.

— Est-ce ma faute, dit Pierre d’un ton bourru, si ce maudit vent de Nord-Est fait tant de bruit ? D’ailleurs, tu sais bien que Pégrine est malade et que je suis obligé de m’occuper un peu de l’intérieur.

— Assez parlé ! voyons un peu ce que fait le marquis, qu’il ne monte pas.

André s’avança au bord du rocher et chercha à distinguer en bas, mais il ne put rien voir ; il tira sur la corde, elle n’avait que son poids ordinaire.

— Diable ! diable ! grommela-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? Je vais aller voir.

Il empoigna la corde et se laissa couler en bas.

Arrivé là, il heurta du pied la bouteille vide, et trouva Beppo qui ronflait tout à côté.

— Satané ivrogne ! va, gronda-t-il, tu mériterais que je te laisse passer la nuit ici !

Il lui allongea un grand coup de pied dans un endroit spécial.

Le marquis poussa un grondement formidable, mais il ne s’éveilla point.

— Autant vaudrait animer une bûche, se dit André, il ne reviendra à lui que dans deux heures. Je ne puis pourtant pas le laisser dehors.

Après cette réflexion, André prit l’extrémité de la corde qui pendait, la fixa solidement sous les aisselles du marquis et remonta sur le Pic.

— Il est mort-ivre, dit-il à Pierre, il faut le hisser.

Les deux hommes se mirent à tirer la corde, et quelques instants après Beppo était déposé sain et sauf, mais toujours profondément endormi, sur le bord du roc.

— Maintenant dit André descendons-le à l’intérieur et il pourra cuver son vin tout à l’aise.