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ALBUM DE LA MINERVE.

— Oh ! Monsieur, dit Ernestine, merci ; mille fois merci ! je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.

— Oui ! dit Maximus, maintenant je ne regrette pas mon bésigue.

Pétrini ne dit rien mais il se glissa inaperçu vers le piano, prit sa transcription qu’il froissa avec rage et la fit disparaître dans sa poche.

Ce mouvement calma un peu son dépit et il eut même le courage de joindre sa voix aux éloges dont on accablait son rival.

Après quelque temps, Gustave se remit au piano et joua un petit air gai et brillant que Céleste trouva admirable. Les vieilles filles aiment en général tout ce qui est un peu sautillant.

— Quel joli morceau ! dit-elle, comment appelez-vous donc cela ?

— C’est une petite galopade de ma composition, dit Laurens ; j’avais écrit cela sur l’air d’une chansonnette italienne que je savais autrefois et qui commençait je crois par ces mots : Chi tace sta ricco.

Quoi qu’ils se tinsent sur leurs gardes, Gilles et Pétrini ne purent réprimer chacun un léger signe d’émotion : leurs regards se croisèrent rapidement.

Gustave qui les observait ne perdit pas ce regard. Il commença à songer que l’histoire de Landau pouvait bien être vraie.

Pendant le reste de la soirée, il fit encore adroitement plusieurs petites allusions qui firent sortir Pétrini de la réserve prudente dans laquelle Gilles Peyron se renfermait.

Le caractère bouillant du jeune médecin était peu fait pour supporter sans s’émouvoir, ces petits coups d’épingles que Gustave lui lançait de temps à autre tout en ayant l’air de lui dire des gracieusetés.

Lorsque Gustave quitta Mont-Rouge, il était parfaitement fixé à l’endroit de nos deux confrères.

Landau avait raison, se dit-il en regagnant son hôtel ; ce Gilles Peyron est un parfait coquin et Pétrini ne vaut guère mieux. Allons c’est décidé ce sera une sale besogne, que de tirer cette affaire au clair ; mais je ne puis pas laisser plus longtemps une honnête famille, et surtout l’amie de ma sœur exposée au contact de ces bandits. Mon devoir est tout tracé. Je les démasquerai !

Après le départ de Gustave, Céleste et Ernestine s’étaient retirées.

Pétrini sentit que le terrain devenait brûlant ; il résolut de brusquer les choses :

Cher Monsieur, dit-il à Maximus en approchant son fauteuil, il n’y a pas bien longtemps que j’ai l’honneur d’être connu de vous, mais vous m’avez déjà témoigné tant de bonté, d’amitié même, que j’oserai faire près de vous ce soir une démarche que j’aurais remise à plus tard peut-être dans d’autres circonstances.

Maximus le regarda d’un air un peu étonné mais plein de complaisance.

— Parlez mon ami, dit-il, et si je puis vous être agréable, comptez bien que ce sera de grand cœur.

— Monsieur de Mont-Rouge, poursuivit Giacomo en donnant à sa voix son inflexion la plus harmonieuse, je ne vous surprendrai peut-être pas en vous disant que vous tenez mon bonheur entre vos mains. Vous connaissez trop mademoiselle votre nièce pour ne pas apprécier comme elles le méritent ses grâces personnelles et surtout le charme de son caractère.

Depuis tantôt six mois que j’ai eu l’honneur d’être reçu sous votre toit, plutôt comme un fils que comme un ami, chaque jour j’ai senti grandir mon estime pour Mademoiselle Ernestine ; peu à peu ce sentiment a changé de caractère, j’ai voulu m’en défendre ; car j’ai cru que c’était peut-être abuser d’une intimité que vous me permettiez avec tant de confiance ; mais enfin je n’ai pas été maître de mon cœur ; et, puisqu’il faut vous le dire, Monsieur, j’aime Mademoiselle Ernestine d’un amour profond. Je vous déclare cet amour comme je le déclarerais à mon père dont la Providence, dans ses desseins impénétrables, m’a privé et dont je n’ai jamais connu les douces caresses.

Vous me connaissez. Si vous croyez que je puis rendre votre nièce heureuse, et je vous jure que ce sera l’unique but de ma vie, j’ose aspirer à l’honneur de vous demander sa main.

Maximus s’était levé, il avait l’air sérieux mais bienveillant.

— Avant de me répondre, poursuivit Giacomo, songez que d’un seul mot vous pouvez me faire le plus heureux ou le plus malheureux des hommes.

— Ami, dit Maximus, en lui tendant la main, votre demande ne me surprend pas, je m’y attendais, j’ajouterai même que je l’espérais.

— Mais alors vous ne me repoussez donc pas, vous m’accordez…

— Pour ce qui est de moi, oui, et avec plaisir. Mais songez que, si je suis le tuteur d’Ernestine, je n’ai pas le droit de disposer de ses sentiments et de sa personne sans la consulter. Croyez-vous que votre amour soit partagé ?

— Je n’ai pas voulu m’en assurer, Monsieur, avant de m’en être ouvert à vous ; mais j’ose croire que Mademoiselle votre nièce ne me voit pas avec trop de déplaisir.

— Tant mieux ! c’est votre affaire maintenant. Vous avez mon aveu tâchez d’obtenir le sien.