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ALBUM DE LA MINERVE.

piano, lorsqu’un domestique vint annoncer M. Gustave Laurens. On eût dit que ce nom jetait du froid sur toute l’assistance, tant les figures prirent un air sérieux.

Cependant Gustave entra d’un air dégagé, le sourire aux lèvres.

— Mille pardons de vous interrompre, dit-il, mais j’étais inquiet de savoir de vos nouvelles.

Nous sommes très bien, comme vous voyez, dit Maximus d’un air rentré.

— Vous êtes bien aimable avança Céleste avec un sourire engageant. Mais qu’avez-vous donc fait depuis quelques jours ? Nous ne vous avons pas vu.

— J’ai été très-occupé, je vous assure, dit-il d’un air un peu distrait. C’est joli ce que vous jouez là, Mademoiselle, continua-t-il en s’adressant à Ernestine, qui prolongeait sa rêverie au piano.

— C’est du Schubert, fit celle-ci, avec une petite moue, et en se levant.

— De grâce, continuez, je ne veux pas vous interrompre ; et d’ailleurs j’aime beaucoup Schubert. Il me semble que c’est une transcription de « la Tempête » ?

— Oui, monsieur, par le Docteur Pétrini.

Comment ! mais Docteur, vous êtes donc aussi pianiste ? Et qui plus est pianiste à faire rêver les jeunes filles. Ah ! mais savez-vous que vous me surprenez !


— Je ne vois rien de surprenant là-dedans, dit Pétrini ; il me semble qu’on peut employer ses loisirs à cultiver les arts sans, pour cela, faire moins bien son métier.

— Mais je ne dis pas le contraire ; ce qui me surprend c’est que vous ayiez eu le courage d’affronter le préjugé de notre pays. Car vous savez qu’ici un homme de profession est perdu dans l’opinion publique, s’il fait la plus légère excursion, même pour se distraire, dans le domaine des beaux-arts.

— C’est peut-être vrai, Monsieur ; mais quant à moi, je tiens peu compte de l’opinion publique : d’ailleurs je ne suis pas de force à attirer les regards.

— Ah ! par exemple, dit Ernestine, vous vous calomniez ; vous savez bien que vous jouez divinement ; et il y en a beaucoup qui seraient trop heureux d’avoir votre talent.

Ceci fut dit avec un petit regard tout dépité à l’adresse de Gustave.

— Mais vous êtes trop sérieux, vous, Monsieur Laurens, ajouta-t-elle, pour vous occuper de musique.

— Et vous craignez peut-être l’opinion publique dit Giacomo, avec une pointe d’ironie.

— Oh ! c’est ce qui vous trompe, dit Laurens ; bien au contraire, j’aime beaucoup la musique, et dans le temps que j’avais des loisirs, j’ai fait comme le docteur, j’ai un peu fait la cour aux muses.

— Tiens, il est moins sauvage que je ne l’aurait cru ; dit Maximus entre le haut et le bas.

— Vous seriez peut-être assez bon pour nous jouer quelque chose, dit Pétrini qui comptait bien mettre son rival dans une position gênante, car le Docteur était pianiste distingué et compositeur de succès.

— Je n’aime pas à me faire prier Monsieur, pourvu que ces dames consentent…

— Oh ! certainement, dirent ensemble Céleste et Ernestine, nous serons enchantées.

— Maximus haussa les épaules d’un air indifférent, et se mit à tambouriner sur la table, furieux de voir son bésigue interrompu.

Cependant Gustave s’avança de l’air d’un homme qui s’exécute et s’assit au piano.

Dès que ses doigts sentirent le contact de l’ivoire on eût pu remarquer un frémissement qui parcourait tout son être.

Il prit la première page de la transcription de Pétrini ouverte devant lui et joua l’introduction. Après cette introduction, il ferma le cahier, et se laissant aller à son inspiration, il se mit à transcrire à sa manière, ce thème splendide de Schubert intitulé : « Plaintes de la jeune fille. » D’abord ce fut la mélodie triste et faible comme les larmes d’un cœur brisé ; puis l’une après l’autre, des voix se firent entendre qui vinrent se mêler à ce chant suave, pleurant comme le vent du soir dans les feuilles. Peu à peu, les gémissements s’accentuèrent, la source des larmes trop gonflée éclata en sanglots ; l’instrument pleura par toutes ses cordes et chaque accord fut comme le cri d’un cœur qui se dissout.

Gustave transfiguré, semblait avoir perdu tout sentiment extérieur ; il laissait courir ses doigts sur le clavier comme s’il eut obéi à un souffle surnaturel.

Pendant longtemps il tint ainsi ses auditeurs suspendus. Maximus lui-même écoutant sans respirer et Ernestine pleurait à chaudes larmes. À la fin un dernier accord éclata comme le suprême déchirement d’une douleur ; puis les voix s’éteignirent chacune à son tour et vinrent mourir dans la mélodie première comme autant de pleurs qui se sèchent et s’absorbent dans un dernier soupir, premier écho de la résignation.

Gustave quitta le piano et se laissa tomber dans un fauteuil. Il était épuisé.