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ALBUM DE LA MINERVE.

La mère Javotte, au premier abord, paraissait bien avoir cent ans.

Sa face jaune comme un vieux parchemin et encadrée tant bien que mal par une douzaine de cheveux gris, offrait ce type particulier qui se perd aujourd’hui et qui caractérise les Métis des tribus Huronnes. Son nez recourbé en bec d’aigle sur sa bouche édentée, ses pommettes saillantes, sillonnées de rides profondes et marquetées de petite vérole, donnaient à sa physionomie une expression étrange et parfois lugubre.

Il y avait quarante ansetplus que la mère Javotte tenait son petit établissement au Trou St. Patrice Sa jeunesse, qui avait dû être orageuse, s’était passée, tantôt au fond des bois dans le wigwam de son père, tantôt dans les villes où elle disait la bonne aventure.

Plus tard, elle avait rencontré sur le marché de Québec un jeune homme de haute mine dont les lignes de la main prédisaient de grandes choses, entre autres un mariage prochain avec une femme de sang royal.

La chose arriva quelque temps après, la princesse n’étant autre que la mère Javotte : tous les sauvages descendent plus ou moins de chefs augustes, nés sur les marches d’un trône. | Dès lors commença pour la nouvelle épousée une existence déplorable qui devait causer sa perte en lui faisant côtoyer, trop souvent pour ne pas y tomber, le sentier du vice, Son mari, ivrogne et débauché, commença par la battre, puis, peu à peu, lui fit contracter ses louables habitudes.

Bref, deux ans plus tard, la mère Javotte, devenue veuve, courait les tavernes de la basse-ville et couchait presque tous les soirs en prison. Dans une de ces courses aventureuses, elle fit la rencontre d’une ancienne connaissance de son mari, voleur de grand chemin et assassin dans l’occasion. Ce personnage la prit sous sa protection. Comme il possédait quelqu’argent, et avait besoin d’un lieu de réunion pour ses complices, il l’installa dans la maison qu’elle occupait au moment où nous avons fait connaissance avec elle. Ce cabaret, dont les ruines sont maintenant disparues, était situé, comme nous l’avons vu, à environ neuf milles de Québec, dans un enfoncement de la côte sud de l’Île d’Orléans, connu sous le nom de « Trou de St. Patrice. » C’était le rendez-vous habituel de tout ce qu’il y avait d’ivrognes, de chenapans et de voleurs dans ! e pays. La mère Javotte en faisait les honneurs avec cette discrétion qui caractérise les gens du métier. Tout en vendant son gin et sa jamaïque, elle avait trouvé moyen d’acheter la maison avec le lopin de terre qui l’environnait.

Le soir, à la veillée, le cabaret s’emplissait silencieusement.

C’étaient des matelots dont les bâtiments étaient mouillés au large, qui composaient la majeure partie de l’assemblée ; puis venaient les pratiques, gens de sac et de corde, qui se recrutaient dans les plus mauvais quartiers de Québec. Souvent, une figure suspecte se glissait au milieu des habitués et se mêlait à leurs groupes. Mais ces gens avaient le flair subtil, et jusqu’alors, malgré toutes ses ruses, la police n’était pas parvenue à faire une seule prise importante

La mère Javotte allait toujours son train, souriante et tranquille. Quand les circonstances menaçaient un peu, elle n’avait qu’un signe à faire et tout le monde se dispersait.

CHAPITRE II.

Le soir où Gilles Peyron et Michel Chagru firent leur apparition dans le cabaret, la réunion était au grand complet.

La maison se divisait en deux chambres basses. Celle de droite, en entrant, était la « bar »[1] proprement dite ; servant aussi dans l’occasion de cuisine, de salle à dîner et de garni pour la nuit. Il serait difficile d’imaginer quelque chose de plus sale, de plus boueux et de plus enfumé.

La chambre de gauche offrait un caractère un peu différent, c’était le salon de l’établissement. Elle était meublée avec un certain luxe et contrastait agréablement avec la « bar. » C’était là que la mère Javotte recevait ses visites de cérémonie, ou les personnes qu’elle ne désirait pas mettre en contact avec la masse de ses pratiques ordinaires. Un grand feu flambait dans l’âtre et éclairait la chambre de ces lueurs capricieuses et fantastiques qui font voir des diables sur les murailles, et qui font sommeiller les vieilles femmes à la veillée.

C’est dans cette chambre que la mère Javotte avait fait entrer Gilles Peyron et Michel Chagru.

Après avoir changé leurs habits mouillés, nos deux amis vinrent de nouveau s’asseoir près du feu.

— Ouf ! ce linge sec fait du bien, dit Gilles ; l’atmosphère est d’ailleurs plus tendre ici que dans votre chaloupe, père Chagru et la mère Javotte fait les choses mieux que vous.

Bon ! voici la carafe, en usez-vous ?

  1. Comptoir où se débitent les liqueurs.