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ALBUM DE LA MINERVE.

jeune fille subissait sans s’en apercevoir cet ascendant que produit toujours le titre d’un grade quelconque porté par un joli garçon et relevé par un uniforme brillant avec une épée qui sonne sur le parquet.

Gustave Laurens n’était pas d’ailleurs un de ces types communs que l’on rencontre chez le premier venu. Sans être précisément beau, il avait une de ces physionomies caractéristiques qui attirent le regard et dont on garde le souvenir. Ses traits manquaient de régularité, mais tout l’ensemble de sa tête avait quelque chose d’harmonieux même dans défauts qu’on pouvait y remarquer. Tout cela était éclairé par une expression de mâle franchise qui commandait le respect en même temps que la sympathie. Sa beauté, s’il en avait, était de celles qui viennent de l’âme plutôt que du visage, et ses yeux, d’un bleu foncé cachaient dans leur profondeur je ne sais quel reflet chatoyant qui semblait percer les secrets et sonder les consciences. Sa taille, sans être haute, était bien prise. Il portait avec aisance son costume militaire et son épée lui allait bien au côté ; il était né soldat. On aurait plutôt admiré Pétrini, mais Laurens se serait fait aimer davantage ; l’un frappait les yeux, l’autre gagnait les cœurs. Laurens avait beaucoup voyagé et beaucoup vu ; il avait surtout beaucoup retenu. Il savait d’ailleurs son monde et il jugea la vieille Céleste au premier coup d’œil.

— Hélas ! se dit-il, je pourrais si facilement gagner l’une, pourquoi faut-il que ce soit l’autre qui m’attire ! Il fut néanmoins fort aimable vis-à-vis de Céleste, sans toutefois négliger Ernestine, chez laquelle deux sentiments rivaux se livraient alors un violent combat. Elle voulut être réservée et ne réussit qu’à être froide.

Laurens fit semblant de ne pas s’en apercevoir et causa tout le temps que dura sa visite avec une aisance dont Céleste fut enchantée. À la fin, cependant, cette espèce de contrainte finit par fatiguer notre héros :

— Je m’aperçois que je m’amuse un peu trop, mesdames ; avec vous d’ailleurs, le temps passe si vite, ajouta-t-il en regardant Céleste ; il faut que je sois en ville à cinq heures, et je suis forcé bien à regret de vous laisser,

— Comment ! sans avoir vu mon frère ? dit la vieille fille.

— Hélas ! mademoiselle, je le regrette beaucoup, mais j’espère que M. Crépin voudra bien m’excuser ; croyez bien que c’est moi qui suis le perdant.

— Ce n’est toutefois que partie remise, et nous aurons sans doute le plaisir de vous revoir.

— Si vous le permettez, j’en serai enchanté. Maintenant, Mesdames, au revoir, et veuillez bien dire à M. Crépin combien je regrette de ne pas avoir eu le plaisir de lui serrer la main.

Il salua et sortit. Quand il fut sur la route, il respira plus à l’aise, tout en se sentant l’âme rêveuse.

— Au fait, se dit-il, j’ai presqu’envie d’abandonner la partie !… Pourtant !… Enfin, à la grâce de Dieu ! Tout n’est peut-être pas perdu.

Huit jours après, Gustave était à fumer tranquillement son cigare dans la chambre de son hôtel, lorsqu’on vint lui annoncer qu’un Monsieur désirait le voir.

Il descendit au parloir et se trouva en présence d’un homme à figure réjouie qui le salua par ces mots.

— Je n’ai pas l’avantage d’être connu de vous, Monsieur, je suis Duroquois voisin et ami intime de la famille de Monsieur Maximus Crépin, suffit !

Gustave salua à son tour et offrit un siége à l’étranger.

— Merci, Monsieur, répondit Duroquois, je suis pressé et quelques amis m’attendent en bas. Il y a ce soir une petite réunion intime à Mont-Rouge et comme je venais en ville, mademoiselle Crépin m’a prié de vous demander si vous voudriez bien être du nombre, oui !

— Vous êtes bien aimable, Monsieur, et je serai enchanté de revoir cette aimable famille. Veuillez bien dire à Mademoiselle combien je lui sais gré de son attention délicate.

— Je n’y manquerai pas, Monsieur ; maintenant, permettez-moi de prendre congé. Comme je vous l’ai dit, on m’attend, et à revoir.

— Je le regrette beaucoup, monsieur, mais enfin, il ne faut pas que je prenne le pas sur vos amis ; à revoir donc et encore une fois, merci.

Gustave lui tendit la main après quoi Duroquois s’éclipsa en faisant force saluts.

Le soir de bonne heure, Laurens était à Montrouge.

Maximus, Duroquois et Gilles Peyron étaient à causer dans la bibliothèque.

Giacomo se promenait au jardin avec Céleste et Ernestine.

Gustave ne put s’empêcher d’en ressentir un mouvement de dépit qui n’échappa nullement aux regards de notre ami Gilles.

Il fut cependant d’une amabilité complète vis-à-vis du jeune officier.

Maximus était poli mais réservé ; Duroquois seul était naturel et restait dans son rôle en ap-