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ALBUM DE LA MINERVE.

— C’est justement ce que je viens vous demander ; cependant, je veux que ce soit grandiose et qu’on en parle en ville…

— Mon Dieu, j’ai déjà plusieurs fois organisé de ces réunions, chez mon pauvre ami, dit Gilles Perron, et si mes faibles services peuvent vous être de quelqu’utilité…

— Vrai ! s’écria Maximus, dont la figure s’illumina ; vous avez déjà donné des bals.

— Pas précisément donné, mais organisé.

— Cela revieht au même ; alors vous allez m’aider.

— C’est mon devoir, et ce sera en outre un plaisir. Si vous voulez seulement me donner la liste des personnes que vous désirez inviter, je prends tout sur mes charges ; pourvu toutefois que Mademoiselle Céleste veuille bien me prêter un peu son concours.

Il accompagna ces paroles d’un regard sous lequel la vieille fille pâlit de bonheur.

— Quant à Maximus sa joie ne connut plus de bornes. Il saisit les mains de Gilles :

— Vous êtes mon sauveur, dit-il, vous êtes un grand homme ! je vais vous passer ma liste ; faites comme vous l’entendrez ; je vous donne pleins pouvoirs.

— Bien, c’est entendu, dit Gilles : une chose encore, cependant : la date ?

Ma foi, c’est vrai, c’est un détail, celui-là. Eh ! bien, arrangez toujours le reste en attendant, j’y songerai ; mais faites toujours comme si c’était pour bientôt.

Et le bonhomme s’esquiva joyeusement, tout heureux d’être déchargé en faveur de Gilles, d’une affaire qui l’avait empêché de dormir durant plusieurs nuits.

Pendant que Gilles organise la soirée tout en s’aidant à chaque moment des Conseils de Céleste, nous retournerons un peu auprès du père Chagru que nous avons laissé dans l’ombre peut-être trop longtemps.

On se rappelle avec quel empressement singulier, l’honnête marin avait accepté les offres de Gilles, et était venu demeurer chez Maximus.

Son esprit un peu lent avait fini par comprendre que le plan de Gilles et de Giacomo avait quelque chose de sérieux et qu’ils étaient hommes à poursuivre leurs desseins jusqu’au bout, même au prix du deuil et du déshonneur de toute une famille.

Dès lors, une idée fixe germa dans son cerveau. Il s’y cramponna avec cette ténacité des gens qui conçoivent lentement, mais chez qui l’impression, une fois faite, demeure presque ineffaçable.

— Ils sont fins et capables de tout, se dit-il ; Eh ! bien, moi, Michel Chagru, si je ne puis pas les mettre en panne, je leur clouerai du moins une plane en travers de l’étrave. Et s’il le faut, ajouta-t-il, avec un soupir, je les ferai couler bas et que Dieu me pardonne !

La ferme de Maximus n’était qu’à quelques arpents de sa maison.

Le père Chagru s’y installa tranquillement, se faisant petit pour ne pas exciter les susceptibilités qui ne manquent jamais de s’élever à l’arrivée d’un nouveau compagnon.

Maximus avait trois garçons de ferme dont l’un, le chef était marié, et demeurait avec sa famille dans la maison proprement dite, pendant que les deux autres avaient leur logis dans le haut d’une espèce de fourni en pierre où l’on mettait les grains pendant l’hiver… Ils n’allaient à la maison qu’à l’heure des repas et le soir, fumer leur pipe et raconter de ces histoires de revenants auxquelles les gens de la campagne prennent tant d’intérêt.

C’est dans le grenier dont nous venons de parler que le père Chagru fut logé.

De ses deux compagnons de chambre, l’un était un homme insignifiant, travaillant comme quatre mangeant comme dix.

Le second mérite une mention spéciale. Il se nommait François, tout court.

C’était un célibataire de quarante cinq ans, grand maigre, mais souple et musculeux comme un singe. Les quelques cheveux qu’il avait étaient roux et sa barbe était d’un jaune sale. Inutile de dire qu’il n’était pas beau. Il était bien payé et aurait pu souvent faire des folies comme les autres ; mais il ne prenait jamais part à leurs plaisirs. Il était toujours mis pauvrement et n’avait jamais d’argent. Comme on ne lui connaissait pas de défauts qui eussent pu rendre compte de la manière dont il dépensait ses gages, on en était venu à croire volontiers qu’il était avare et qu’il enterrait son argent quelque part dans le but de s’amasser un petit trésor.

Il parlait peu et se liait difficilement ; mais quand une fois il donnait son amitié, on pouvait y compter.

Comme le père Chagru, il avait navigué pendant assez longtemps. Lorsque ce dernier arriva, François fut raide et se tint à distance ; mais quand il l’entendit glisser dans la conversation ces termes marins dont Chagru assaisonnait fréquemment ses paroles, il se rapprocha tout doucement et finit par faire des avances,

— Comme ça vous avez navigué, lui dit-il, un soir que le père Chagru fumait sa pipe en rêvant, les