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ALBUM DE LA MINERVE.

Quoi qu’il en soit, les fauteuils étaient moëlleux es les mets excellents :

Le dîner se prolongea au delà d’une heure.

Après le dessert, Maximus laissa partir les dames avec Duroquois, mais retint Gilles près de lui.

— Moi, voyez-vous, dit-il, j’aime à paresser un peu dans mon fauteuil après le dîner, et à fumer tranquillement mon cigare. Ma sœur prétend que c’est une vilaine habitude ; mais, que voulez-vous ? à mon âge, on peut bien se passer quelque petite fantaisie, surtout quand on est chez soi. Il fit apporter des cigares et ils se mirent à fumer tous deux, sans rien dire.

Au bout de quelque temps, Maximus reprit :

— Mon cher monsieur Peyron, maintenant que nous sommes seuls, j’aurais une petite proposition à vous faire. Je vous connais depuis peu ; mais je vous estime beaucoup. Je suis d’ailleurs assez bon physionomiste et votre air me revient. Comme je vous le disais, j’ai beaucoup pensé à vous, depuis hier.

— Vous êtes trop bon, monsieur, dit Gilles d’un air modeste.

— Vous saurez qu’il y a longtemps, reprit Maximus, que je n’ai pas d’intendant. Vous dites vous-même que vous aimez la campagne et que vous avez déjà rempli ces fonctions chez un de vos amis. Voyons, est-ce que vous pensez que nous pourrions nous entendre? J’ai besoin ici d’un intendant ou plutôt d’un ami en qui je pourrais avoir toute confiance, d’un homme instruit avec lequel je pourrais discuter. Pensez-y donc un peu. Croyez-vous que vous pourriez vous habituer à notre petite vie tranquille ?

— Franchement, monsieur Crépin, dit Gilles, avec une mine hypocrite, vous me prenez par surprise, et je ne me serais jamais attendu à l’honneur que vous me proposez. J’en suis tellement étourdi que je ne sais vraiment pas comment vous répondre.

— Voyons, monsieur Peyron, il me semble pourtant que c’est une chose bien naturelle. Je vous rencontre ici dans des circonstances qui vous font honneur ; je sais que vous êtes libre, j’ai une place de confiance à donner, je vous l’offre ; il n’y a que cela. Quant aux appointements, vous êtes ici chez vous, et en sus, vous avez quatre cents dollars par an. Cela n’empêche pas que si vous avez besoin de quelque argent de plus, eh ! bien, je suis toujours là !

— Oh ! monsieur, fit Gilles, vous comprenez que ce n’est pas la question des appointements qui m’embarrasse ; j’ai des goûts simples et modestes. Mais il y a une petite difficulté qui sera peut-être insurmontable.

J’ai un vieil ami, qui partage ma vie et dépend de moi depuis assez longtemps. C’est un honnête marin qui s’est depuis quelques années livré à l’agriculture. Son père a rendu de grands services au mien. C’est une dette de reconnaissance que j’acquitte. Il a demeuré avec moi chez l’ami dont je vous ai parlé, et actuellement il partage encore mon logis. Il est sans ressources, sans abri. Vous comprenez que je ne pourrais pas l’abandonner…

— Eh ! seigneur ! n’est-ce que cela ? Nous trouverons bien sur la ferme un emploi pour votre protégé. Là ; avez-vous encore quelques objections ?

— J’avoue, monsieur, que vous êtes la bonté même et je croirais méconnaître les vues de la Providence en n’acceptant pas.

— Allons, c’est une affaire entendue ; touchez-là, et prenons un verre ensemble.

Les deux nouveaux amis se donnèrent une cordiale poignée de main, et burent à leur santé réciproque.

— Je ne vous demande que huit jours, dit Gilles, pour régler mes petites affaires…

— Accordé ; mais après cela, vous devenez mon bien, et je vous revendique.

Ils passèrent au salon où Maximus se chargea d’annoncer la chose.

— Je vous présente, dit-il, mon nouvel intendant. C’est décidé, et je ne reviens pas sur mes décisions.

Daroquois approuva par politesse ; Ernestine sentit un frémissement, comme à l’approche d’un danger. Quant à Céleste, elle ne songea pas à cacher sa joie, et courut embrasser son frère, ce qui indiquait une surexcitation plus qu’ordinaire.

La soirée se passa joyeuse et rapide ; Gilles eut la politique de demander toutes sortes d’informations à Céleste et de la prier de l’aider de ses conseils, ce qui flatta la vieille fille et augmenta considérablement son estime pour le nouvel intendant. À dix, heures Maximus fit atteler sa voiture et Gilles revint chez lui tout triomphant.

Le lendemain il courut chez Petrini et lui rendit compte de sa visite.

— Cela va bien, dit ce dernier ; seulement prenez garde de vous faire connaître, honnête Gilles. Ces commerçants retirés ne badinent pas.

— Ne craignez rien ; je ne suis pas si sot que vous le pensez. Préparez-vous seulement à entrer en scène ; ce sera bientôt.

Il partit glorieux, et se mit à chercher le père Chagru. Vers midi, il le trouva sur le marché de la basse-ville, regardant les chaloupes.

— Qu’est-ce que vous faites donc là ? lui cria-t-il en lui frappant sur l’épaule.