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ALBUM DE LA MINERVE.

Gilles était redevenu souple et pliant. Giacomo conservait son air de profonde indifférence.

— Je ne vous crois pas beaucoup, dit-il à Peyron ; mais je m’inquiète fort peu que vous ayez eu ou non la volonté de me tromper. Ce que je sais seulement, c’est que, quand même vous voudriez le faire, vous n’en avez pas le pouvoir. Je ne vous ai pas tout dit ; et je pourrais encore vous surprendre un peu, si la chose redevenait nécessaire. Pour le moment je vous écoute ; allez droit ; et, surtout, pas de protestations.

Gilles qui, ne s’était pas encore assis, depuis son arrivée, se laissa tomber sur un siége.

— Depuis que je vous ai vu, dit-il, je ne suis pas resté inactif. Les premières passes sont engagées, et, Dieu merci, nous sommes en bonne position. Le butin est encore plus considérable que je ne l’avais rêvé, et l’ennemi moins sur ses gardes que vous ne pourriez le croire ; à l’heure qu’il est, je suis tout simplement à la veille d’être nommé intendant de la maison. Vous voyez cela d’ici. Cet imbécile de Duroquois, une ancienne connaissance dont je me suis souvenu juste à temps, s’est prêté à mes manœuvres comme un triple sot qu’il est. Je vais aujourd’hui même chez lui et ce soir il me mènera faire ma cour au tuteur et à sa sœur Céleste. À propos, il serait bon de vous souvenir, le cas échéant, que je suis un ancien avocat et qu’à votre connaissance, j’ai réglé une affaire de succession très-embrouillée, avec autant d’honnêteté que de savoir.

Maintenant je vous quitte et je me rends de ce pas chez mon ami Duroquois, qui est sous l’impression que j’ai une affaire très-importante à lui communiquer.

Gilles ouvrit la porte et s’apprêta à descendre. Au moment de mettre le pied en dehors il se retourna :

— J’oubliais de vous dire, fit-il, que j’ai vu ce matin le père Chagru. Il est toujours morne et ne parle point. Cependant, nous le réduirons, c’est moi qui vous le promets. — Sans adieu et portez-vous bien !

Il descendit promptement dans la rue et partit dans la direction de la basse-ville.

— Coquin ! marmotta Giacomo, dès que Gilles fut sorti ; si je ne fais pas attention à ce gibier-là, il me jouera quelque tour de sa façon. Gare à lui, cependant, car s’il me trompe !…

Sa figure se contracta violemment ; ses yeux prirent une expression effrayante ; toute sa physionomie revêtit je ne sais quoi de hideux. Si Gilles l’avait vu dans ce moment-là, il aurait tremblé jusque dans la moëlle de ses os.

Ce mouvement toute fois ne fut que passager ; Giacomo se remit de suite, et sortit pour aller faire la tournée de ses patients.

Cependant, Gilles Peyron s’était dirigé vers la place du marché.

Il pouvait être dix heures du matin ; il entra dans la petite chambre garnie qu’il s’était louée la veille, fit soigneusement sa toilette, sans oublier de pommader ses moustaches, et d’imprégner son mouchoir d’une essence pénétrante.

Il prit sur sa table une liasse de papiers qu’il avait préparés pendant la nuit. Il les frotta soigneusement dans la poussière, usa les plis et fit, par-ci par-là, avec de l’eau et du tabac en poudre, de ces taches jaunâtres et vénérables, qui donnent à un document neuf un air et une odeur d’antiquité.

Il rattacha la liasse aux deux bouts avec un galon rouge sale, qu’il serra fortement pour en imprimer les marques dans le papier. Puis il glissa le tout dans la poche de son paletot, coiffa un feutre tout neuf, prit sa badine, et, après avoir donné un dernier coup d’œil à son miroir, sortit lentement.

Une fois descendu sur la place, il héla une calèche, sauta dans la caisse et cria au cocher : Chemin du Cap-Rouge, par les foulons ! « et ne ménage pas la bête. »

Une petite heure après, il prenait pied au sommet de la côte, et frappait trois coups rapides à la porte de M. Auguste Duroquois.

Une servante vint ouvrir et le fit entrer dans une jolie chambre à gauche où M. Duroquois vint bientôt le rejoindre en personne.

— Enchanté de vous voir, Monsieur l’avocat, fit-il en entrant ; j’espère que vous vous êtes bien rendu hier soir ; oui bien, Dieu merci !

— Parfaitement, monsieur, dit Gilles, en faisant sauter sa badine d’un petit air dégagé.

— Donnez, vous donc la peine d’ôter votre paletot, monsieur, et de poser votre chapeau ; nous causerons plus à l’aise, et vous prendrez le lunch avec nous. Nous sommes ici à la campagne et nous faisons les choses sans cérémonie, je le jure !

— Mille grâces, monsieur, je suis très-pressé, et ma voiture m’attend à deux pas d’ici.

— Ta, ta, ta mon ami, je vous tiens et je ne vous lâche pas. Notre rencontre d’hier m’a, d’ailleurs, donné l’envie de renouer avec vous une connaissance qui nous sera, je l’espère, agréable à tous deux. Après avoir traité l’affaire qui vous amène, ce qui ne sera pas long sans doute, nous pourrons causer tout à notre aise, merci bien !

— Je vois que je n’ai plus qu’à m’exécuter, dit Gilles. Vous faites les choses d’une manière si aimable qu’il n’y a pas moyen de vous refuser.

Il ôta son vaste paletot, dont Duroquois s’empara pour le porter, avec la badine et le chapeau, dans la