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ALBUM DE LA MINERVE.

n’est pas tant la perte d’argent qu’il regrettait ; car vous comprenez, monsieur, nous sommes riches, mais c’est l’ingratitude de cet homme qui l’affligeait le plus ; aussi, depuis ce temps il n’a jamais voulu remplacer son intendant de peur de tomber encore sur un misérable.

— Mon Dieu, mademoiselle, nous connaissons ces choses-là, nous autres avocats. Il est vrai que je n’ai pas pratiqué longtemps, ma santé délicate ne pouvant se faire à la vie de bureau. J’éprouvais d’ailleurs un profond dégoût pour cette existence qui nous met forcément en contact avec des fourbes et des escrocs ; ma conscience se révoltait à l’idée que j’étais obligé souvent de défendre un homme que je savais criminel, de soutenir, pour ne point froisser mon client, un principe que je savais erroné.

À la fin, cette contrainte perpétuelle, jointe au manque d’exercice, en vint à altérer tellement ma santé que je jugeai nécessaire de prendre une autre voie. Je consultai mon confesseur qui m’approuva sur tous les points. Je laissai donc mon étude avec une clientèle riche et nombreuse ; mais j’aimais mieux retomber dans la gêne et être en règle avec ma conscience. Depuis ce temps, j’ai habité généralement la campagne ; et j’ai rempli chez l’un de mes amis, pendant cinq ans, le même rôle que vous remplissez ici auprès de monsieur votre frère. Je sais ce qu’il a de difficile et d’épineux et je vous admire mademoiselle, dans votre dévouement sublime. Depuis six mois, mon pauvre ami est descendu dans la tombe, laissant derrière lui une épouse et trois enfants. J’ai craint de blesser les convenances en continuant d’occuper plus longtemps cette position, et j’ai abandonné une maison où j’ai passé les jours les plus heureux de ma vie.

Gilles s’était impressionné peu à peu et sa voix tremblait légèrement. Aux derniers mots, il détourna la tête comme pour cacher une larme.

Céleste se sentit vigoureusement portée vers cet homme consciencieux et, n’eût été sa robuste nature qui s’y opposait, elle eût versé quelques pleurs en l’honneur de cette haute vertu.

Maximus cependant n’avait rien perdu des paroles de Gilles, et il s’opérait en lui un petit travail qui le rendait muet et l’œil fixe en face de son verre de rhum.

— À quoi diable songez-vous donc, mon cher Maximus, dit Auguste Duroquois, vous êtes devenu figé tout-à-coup ; serait-ce un commencement de paralysie ? oui bien !

— Hein ! cria Maximus, en faisant un soubresaut ; qui parle de paralysie ? Non, non, ajouta-t-il en se palpant, — la paralysie et l’apoplexie étaient ses deux cauchemars — je suis très-bien… n’est-ce-pas, Céleste.

— Certainement, mon frère ; mais monsieur Duroquois demande ce qui te faisait songer…

— Quelque nouvelle amélioration en agriculture sans doute, glissa sournoisement Gilles Peyron, ou quelque calcul profond, comme monsieur de Mont-Rouge a dû en faire souvent pour parvenir à cette immense fortune si bien méritée d’ailleurs.

— Eh ! mon Dieu ! vous n’y êtes pas du tout, dit Maximus, avec un sourire plein d’aimables promesses, le titre de Mont-Rouge l’avait singulièrement flatté. — Je m’occupais d’une chose… Enfin nous discuterons cela une autre fois, et je vous ferai part de mes petits plans. C’est assez vous dire, mon cher monsieur Peyron, que je compte sur le plaisir de vous revoir ici ; si toutefois notre vie tranquille et modeste — ses yeux disaient magnifique — ne vous effraye pas trop.

Comment donc, monsieur ; mais je suis tout confus de tant de bontés ; et je bénis sincèrement le ciel qui m’a donné l’audace de relancer jusqu’ici mon ami Duroquois ; je compte bien profiter de votre aimable invitation.

Il commençait à se faire tard ; Duroquois et Gilles Peyron prirent congé de ces dames et de Maximus qui les reconduisit jusqu’à la porte avec des airs de petit souverain.

Une fois hors du parterre, Duroquois, après avoir causé quelques temps avec Gilles, s’informa du motif de sa visite.

— Ma foi, répondit celui-ci, j’avais en effet une affaire très-pressée à vous confier pour un de mes anciens clients qui n’a jamais voulu me retirer ses papiers ; mais il est un peu tard, et d’ailleurs, à présent je ne pourrais rien faire pour ce soir.

Si vous voulez bien, je reviendrai demain et nous pourrons en causer plus longuement.

— À votre aise, mon cher monsieur ; je serais fâché seulement si ce retard, qui procède de moi, pouvait aucunement vous être préjudiciable, je le jure. Nullement, nullement ; mon client peut attendre, et cela me procurera le plaisir de vous revoir un peu plus longuement.

Sur ces mots, ils se séparèrent. Duroquois continua son chemin vers sa demeure, et Gilles ayant retrouvé la calèche qui l’avait amené et dont le cocher se réchauffait dans une maison des alentours, sauta lestement sur le siége, et partit à fond de train dans la direction de la ville.

À CONTINUER,